— Oh vous savez, ces gens-là, ça se retourne toujours. L’eau comme on dit va à la rivière. Le marquis n’en est heureusement pas à quelques centaines de mille francs près.
— Heureux homme.
Mais Baptiste n’arrêtait plus :
— Vous avez pu vous rendre compte, n’est-ce pas Charlot, du train de maison que l’on mène ici. C’est conséquent ? Eh bien, ça n’est pas tout, il y a autre chose. C’est pas pour le lui reprocher bien sûr. Mais M. le marquis est coureur. Dès qu’il voit un jupon, cet homme-là, ça l’affole, et tenez, depuis six mois, il s’est entiché d’une chanteuse, d’une actrice de Paris, installée au Mans et avec laquelle il doit faire danser les écus de la marquise.
— Ah, fit Juve subitement intéressé, il y a une poule quelque part ?
— Au Mans. Elle chante à l’ Alcazar.
— Une poule au Mans, dites donc, Baptiste, il vaudrait peut-être mieux dire, une poularde.
— Ah ah, vous êtes rien farce vous, et vous vous y entendez pour blaguer comme un Parisien.
— Qu’est-ce qui vous dit que je ne le suis pas ? Voilà trois ans que je travaille à Angers, mais je suis tout de même né sur la butte Montmartre.
— Ah par exemple, c’est joliment chic d’être Parisien. Moi qui aurais tellement désiré servir à Paris. Mais, au fait, poursuivit-il, vous avez une payse ici même. Vous ne savez pas qui ?
— Ma foi non.
— Mais, Rosa, la femme de chambre.
Arrivé au troisième étage, le soi-disant électricien, sous prétexte de choisir un endroit pour y disposer des accumulateurs, voulut entrer dans une chambre.
Baptiste s’y opposa :
— Frappez donc d’abord, c’est la chambre de Rosa.
— Entrez.
Juve ouvrit brusquement, puis se répandit en excuses.
— Je vous demande bien pardon, mademoiselle, j’ignorais que vous étiez à votre toilette.
Rosa en effet achevait de s’habiller, et de boucler une petite valise.
— Monsieur ne m’a pas dérangée, au contraire, d’ailleurs, je lui laisse la place libre. Dans dix minutes, je prends le train pour Paris.
— J’ai cru comprendre que l’on vous conduisait en voiture à la gare, mademoiselle. Voulez-vous me permettre de profiter du véhicule. Ça m’évitera de faire la course à pied.
— Avec plaisir, M. Charlot.
***
— Monsieur Charlot, vous n’êtes pas dans le bon train. Celui dans lequel vous vous trouvez, le mien, s’en va à Paris, et non pas à Angers.
— Je le sais, mademoiselle, cela m’est bien égal, je ne rentre pas à Angers ce soir.
— Où allez-vous ?
— Je vais à Paris. Je vais d’ailleurs partout où vous irez.
— Eh bien monsieur Charlot, on peut dire que vous en êtes un type. Alors comme ça, vous lâchez votre maison, vos affaires, votre famille si vous en avez, Angers et tout.
— Pour vous suivre mademoiselle Rosa. Ça n’est pas la peine que je vous le cache plus longtemps, vous avez fait sur moi une impression telle que je sens bien qu’il me sera désormais impossible de me passer de vous. Vous êtes si jolie.
— Non mais, pour ce qui est de savoir faire le boniment, vous m’avez l’air d’être un peu là.
— Non, non, mademoiselle Rosa, vous me plaisez beaucoup, énormément. N’ayez aucune crainte en ce qui me concerne, je ne perdrai pas ma place pour deux jours de fête, et puisque vous avez quarante-huit heures de congé, je vous invite à faire la bombe avec moi.
Évidemment, la proposition que le soi-disant électricien adressait à la jeune camériste ne devait pas au premier abord lui déplaire.
Et Juve allait insister pour obtenir une promesse plus formelle, lorsque le train ralentit, s’arrêta à une petite station. La portière s’ouvrit, une famille, composée de cinq personnes, dont trois enfants tapageurs et bruyants, s’installa dans le compartiment.
— Pas de chance, murmura Juve avec une mine si déconfite que la femme de chambre en eut le fou rire pendant une heure.
La famille de campagnards resta jusqu’à Paris, et, pendant tout le trajet, Juve et Rosa ne purent échanger que des propos insignifiants.
Comme ils descendaient du train à la gare Montparnasse, Juve, avec une autorité familière, prit le bras de la jeune femme.
— Venez.
— Où cela ?
— Dîner, parbleu.
— Mais vous n’y pensez pas. Ma famille m’attend.
Le pseudo électricien haussa les épaules :
— À d’autres, votre famille. D’ailleurs, elle ne compte plus sur vous. Vous ne lui avez même pas annoncé votre arrivée par un télégramme.
— Tiens, fit Rosa, vous avez remarqué cela.
— Cela, et bien autre chose. De plus, il est neuf heures, et nous crevons de faim tous les deux.
Juve parlait avec une telle assurance que Rosa s’humanisait de plus en plus.
— Après tout, pensa-t-elle, qu’est-ce que je risque ?
Rosa était à peine revenue de son étonnement qu’elle se trouvait assise en tête à tête avec le galant électricien devant un repas délicieux.
— Je suis sûr, déclarait Juve, en versant du champagne dès le début du dîner à sa compagne, que nous n’allons pas nous embêter.
Ils en vinrent un peu avant le dessert au sujet scabreux.
— Alors, comme ça, mademoiselle Rosa, vous avez un ami ?
— Où est le mal, monsieur Charlot ?
— Oh, je ne dis pas cela pour vous le reprocher. Qu’est-ce que c’est que votre ami ?
— Il est dans le commerce. Coiffeur pour dames.
— Coiffeur pour dames ? À Saint-Calais ?
— Vous n’y pensez pas, monsieur Charlot, qu’une femme comme moi voudrait d’un type de la campagne.
— Je ne dis pas ça non plus, mademoiselle Rosa, votre ami, le coiffeur pour dames doit être un Parisien.
— Vous l’avez deviné.
— Aïe.
— Qu’est-ce qui vous prend, monsieur Charlot ? Vous vous êtes fait mal ?
— Pas précisément, mademoiselle Rosa, mais je souffre de l’aveu que vous venez de me faire. Car, si votre amoureux est à Paris, je suppose que c’est pour le voir que vous êtes venue.
— Vraiment, monsieur Charlot, pas besoin d’avoir inventé l’eau tiède pour comprendre ça.
— En effet.
— Même que d’ici vingt minutes je m’en vais vous tirer ma révérence pour aller retrouver mon amant.
— Vous ne ferez pas ça.
— Eh bien, ce serait du propre si je ne le faisais pas. Il s’en passerait des choses. Tenez, j’aime mieux vous dire tout de suite… et puis non. Vous ne pouvez pas comprendre. Pour ce qui est de plaisanter avec vous, monsieur Charlot, je ne demande pas mieux. On pourra se revoir un jour, plus tard. Mais pour ce qui est de ce que vous pensez, rien à faire.
Surmontant non sans peine la griserie du champagne, Rosa, qui, au brusque rappel du rendez-vous qu’elle avait sans doute avec son amant, se leva, entrebâilla la fenêtre pour respirer un peu d’air frais, puis alla devant une glace rectifier sa coiffure, redresser son chapeau.
Juve la regardait faire, perplexe, indécis.
Au cours de sa visite au château du marquis de Tergall, il avait étudié l’entourage des châtelains et s’était tout d’abord convaincu qu’il ne fallait suspecter personne dans leur domesticité. Il avait toutefois réservé son opinion sur la femme de chambre, qui, à certains détails, lui avait parue digne d’être étudiée.
Or, Juve n’était pas satisfait du résultat de sa ruse.
Rien jusqu’alors, dans la conduite de Rosa ne démontrait qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre qu’une petite personne gentille et coquette, faisant normalement son service de femme de chambre et égayant son existence monotone d’une affection amoureuse.
Le célèbre inspecteur de la Sûreté était cependant trop bon psychologue pour ne pas avoir remarqué à certains détails que la jeune soubrette n’avait pas tout à fait les allures d’une domestique, elle avait en elle en même temps quelque chose de plus raffiné et de singulièrement bas. Flairant un mystère dans cette vie, Juve n’avait pas hésité à accompagner la camériste jusqu’à Paris.
Tandis que le policier réfléchissait en silence, Rosa s’était préparée et se disposait à partir, Juve ne la retint pas.