— Rendez-vous au point d’orgue, avait d’ailleurs prévenu la chanteuse.

Elle avait ajouté :

— Les premiers arrivés attendront les autres.

Soudain, après quelques vocalises plus ou moins échevelées, Chonchon s’arrêta net. Elle venait de penser à quelque chose d’important et, se tournant vers la porte de l’office, elle s’écria :

— Boum-Voilà, au lieu de rester à bâiller, tu ferais mieux de me servir mon vermouth. Allez, grouille-toi, va-t’en porter ça à la table, où sont les copains.

Puis Chonchon reprit la phrase interrompue tout en regardant discrètement autour d’elle, non pour voir ceux qui l’entouraient, mais toujours pour s’assurer qu’elle ne passait pas inaperçue.

À vrai dire, les camarades de la vedette se préoccupaient relativement peu d’elle. Mais au milieu du groupe qu’ils formaient, se trouvait quelqu’un qui, depuis l’arrivée de Chonchon, ne l’avait pas quittée des yeux, n’avait pas perdu un seul de ses gestes ni même négligé d’écouter un seul de ses propos.

Le journaliste, dès qu’il avait vu entrer la grosse petite femme, l’avait reconnue.

— Voilà Chonchon, s’était-il dit.

Et Fandor ne doutait pas un seul instant qu’il parviendrait à faire sa connaissance. Le hasard le servait, Chonchon avait ordonné au garçon de lui porter une consommation à la table de Fandor. Il n’avait donc plus qu’à l’attendre.

La chanson terminée, Chonchon, avec une parfaite désinvolture, se dirigea vers le groupe, serra familièrement quelques mains, puis son regard tombant sur Fandor :

— Tiens, dit-elle, comment ça va depuis dimanche dernier ?

— Ah ? fit Fandor.

— Ne te frappe pas, si je t’ai dit ça, c’est l’histoire de rigoler. C’est mon habitude de demander aux gens comment c’est qu’ils vont depuis dimanche dernier.

— Très drôle, en effet.

— Je ne te connais pas, tu n’es pas d’ici. Qu’est-ce que tu fais ?

— Je… commença Fandor.

— Non, fit-elle en protestant du geste, ne me le dis pas, je m’en vais le deviner.

Familièrement, la vedette examinait Fandor :

— Toi, déclara-t-elle, tu es un voyageur de commerce.

— Peut-être, consenti le journaliste, qui ne tenait pas autrement à faire connaître, pour le moment, son identité et sa profession.

— Peut-être ? reprit la grosse fille, sûrement même. Ça se voit tout de suite à ton air et à ta façon de ramasser les soucoupes pour payer les consommations. Dans quoi es-tu ?

— Tu l’as deviné répliqua Fandor, dans le commerce.

— Parbleu, je le sais bien, mais quel commerce ? La pommade ? l’épicerie ? les machines à battre ?

— Ma foi non, répliqua Fandor, qui, au hasard répondait : je suis dans les draps.

— Eh ben, mon vieux, s’écria Chonchon, en tapant un vigoureux coup de poing sur la table, ça doit pas être un métier embêtant que de vivre dans les draps, surtout si on n’y couche pas tout seul.

Et, effrontément, la grosse fille clignait de l’œil en regardant Fandor.

Le journaliste était de plus en plus stupéfait, surpris.

Cette créature était assurément la plus stupide et la plus vulgaire qu’il eût jamais rencontrée. Vraisemblablement, elle devait être bonne fille avec sa grosse face blonde, toute peinturlurée, ses cheveux teints comme une perruque, mais elle devait être bonne fille à la manière des oies, trop bêtes pour imaginer la moindre méchanceté.

Éclipsées par la diva, les deux petites femmes à qui Fandor avait galamment offert une consommation s’étaient discrètement retirées et le gros Marius lui-même, qui, pourtant ne brillait pas par le tact, avait jugé délicat, quelques instants après, de s’en aller aussi.

Évidemment, le nouveau venu qui payait si largement les apéritifs, et Chonchon la vedette allaient avoir à causer de choses qui ne regardaient pas les camarades.

Boum-Voilà en eut rapidement, d’ailleurs, la confirmation.

Il était allé rôder auprès du couple composé de Fandor et de Chonchon. Il revint quelques instants après à l’office, et d’un air dédaigneux, annonça au patron :

— Voilà déjà qu’ils discutent d’un rendez-vous.

M. Jules haussa les épaules.

Fandor, en effet, avait à brûle-pourpoint, posé la question décisive à Chonchon :

— Alors, avait-il dit, quand soupons-nous tous les deux ? Demain ? après-demain ?

La bonne grosse figure de Chonchon devint tout d’un coup sérieuse. Il ne s’agissait plus de plaisanter :

— Ma foi, dit-elle, ce serait avec plaisir, mais demain j’ai mon ami.

— Ah, fit Fandor dépité, il n’y a pas moyen de le lâcher ?

— Oh, s’écria Chonchon très choquée, vous n’y pensez pas.

— Et après-demain ? poursuivit Fandor.

— Après-demain, c’est la même histoire. J’ai mon amant.

— Votre ami ? votre amant ? interrogea Fandor, n’est-ce donc pas le même ?

— Vous êtes trop curieux.

Fandor prit la main de la jeune femme.

— Alors, dit-il, ce sera entendu pour ce soir.

Le journaliste espérait que devant son attitude décidée, la chanteuse allait céder. Évidemment, Chonchon était très ennuyée d’opposer un refus aux demandes si flatteuses de son compagnon de rencontre.

— Je suis désolée, avoua-t-elle sincèrement, mais justement, ce soir, j’ai un rendez-vous et…

— Alors zut, grommela Fandor, qui, faisant mine d’être très vexé, se leva brusquement.

Chonchon le rattrapa par le bras :

— Vous fâchez donc pas, après tout, cela pourrait peut-être s’arranger. Écoutez. Je ne vous promets pas absolument pour ce soir, parce que, comme je vous l’ai dit, j’ai déjà un rendez-vous avec quelqu’un, mais je ne connais pas plus que ça cette personne, et si des fois c’était une blague, qu’elle ne vienne pas, eh bien, nous pourrions passer la soirée ensemble. Venez toujours au spectacle, vous m’applaudirez, et puis, on se verra avant minuit et on décidera de ce qu’il y a à faire.

***

Fandor, à sept heures et demie, errait seul et désemparé, dans les rues du Mans.

Il avait rendez-vous sans avoir rendez-vous, il était obligé d’aller passer la soirée à ce café-concert qui ne l’intéressait que médiocrement, et il n’était pas sûr de pouvoir finir utilement sa soirée en interrogeant, comme il en avait l’intention, la fameuse Chonchon, sur ses relations avec Chambérieux. Car c’était là le but que se proposait Fandor.

Machinalement, Fandor s’était arrêté devant une boutique brillamment illuminée et considérait à travers la glace un assortiment superbe de fleurs de luxe.

— Si j’étais galant, se dit le journaliste, j’entrerais dans ce magasin et je marcherais de vingt francs pour envoyer à ma future conquête une corbeille de fleurs !

Le journaliste entra dans le magasin. Une petite employée vint au-devant de lui :

— Sapristi, pensa Fandor, en voilà une qui est rudement plus gentille que la grosse Chonchon. Qu’elle va me trouver bête de faire de semblables dépenses pour un pareil tableau.

Fandor fit part à la vendeuse de ses intentions.

— Veuillez dire à la caisse, monsieur, conclut celle-ci avec un gracieux sourire l’adresse de la personne à qui il faut porter ces fleurs.

Fandor se rapprochait du bureau où trônait une majestueuse personne, et à la manière d’un écolier en faute, il balbutia :

— C’est pour M lle Chonchon.

Mais la caissière s’arrêta interdite : au moment où Fandor, placé à sa droite, venait de lui nommer la destinataire du bouquet, un autre acheteur s’approchait d’elle du côté gauche et d’une voix nette articulait :

— Les fleurs que je viens d’acheter sont destinées à M lle Chonchon.

Les deux hommes s’étaient entendu donner leurs ordres respectifs.

Ils levèrent les yeux, se regardèrent et demeurèrent un instant interloqués.

Puis, à l’ahurissement de la caissière et de la vendeuse, ils déposèrent simultanément un louis sur le comptoir, et confirmaient pour ainsi dire ensemble, leurs instructions :

— C’est pour M lle Chonchon, de l’ Alcazar, avait répété Fandor.


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