Et l’autre client avait répété lui aussi :
— À l’ Alcazar, pour M lle Chonchon.
Imperturbable, la caissière, dont la main tremblait cependant un peu – car elle était désolée de cette coïncidence fâcheuse, qui faisait se rencontrer au même moment, devant elle, deux adorateurs de la chanteuse – nota l’adresse.
Lorsqu’elle releva le nez, les deux clients avaient disparu, mais ils n’étaient pas loin, et, tous deux, dans la rue, dissimulaient mal un inextinguible rire.
— Fandor.
— Juve.
— Eh bien, mon petit Fandor, je t’y pince à envoyer des bouquets à des chanteuses de beuglant.
— Je vous conseille de parler. N’essayez pas de dissimuler, Juve. Je constate que vous êtes en train de vous plonger dans la plus sombre débauche. Est-ce raisonnable de la part d’un homme de votre âge, de faire de semblables folies ?
— Soit, conclut le policier, allons dîner ensemble. J’ai deux heures à te consacrer, après, je te quitterai.
— Juve, s’écria Fandor, vous me quitterez peut-être, mais moi, je ne vous lâche pas. J’ai besoin de savoir comment vous allez passer votre nuit.
— Gros malin, tu t’en doutes peut-être.
— Parbleu, Juve, si je m’en doute. Vous avez invité Chonchon à souper.
Juve sourit :
— Et après tout, pourquoi pas ? Mais comment diable le sais-tu ?
— Je le sais, répliqua le journaliste, parce que je l’ai moi-même invitée et qu’elle viendra avec moi, si elle ne vient pas avec vous.
— À moins que…
Les deux hommes se regardèrent en riant :
— À moins que, reprirent-ils l’un et l’autre, nous soupions tous les trois ensemble.
9 – CHONCHON ET SES AMANTS
M. Morel, juge d’instruction à Saint-Calais, était un homme pacifique et paisible, qui n’aimait pas les émotions, cela tenait, comme il le disait lui-même, à ce qu’il avait le cœur délicat et à ce fait également qu’il commençait à être d’un âge où les passions humaines et leurs conséquences ne font plus sur nous qu’une impression très superficielle.
M. Morel allait être bientôt remplacé. Sur sa demande, on liquidait sa retraite, on lui cherchait un successeur et il n’en éprouvait pas d’amertume. Bien au contraire. Respectueux toutefois de son devoir, et résolu à le remplir avec la plus parfaite correction, sinon avec le plus grand enthousiasme, jusqu’à l’heure du repos, M. Morel cependant ne négligeait rien de ses affaires. Et c’est pour cette raison que ce matin-là, dès huit heures moins le quart, on le vit dans les rues de Saint-Calais, se rendant à petits pas au palais de justice.
Un pli barrait son front. M. Morel était soucieux. Ses préoccupations étaient nées depuis le jour du vol de bijoux, commis à l’ Hôtel Européen.
Ce jour-là, précisément, M. Morel prévoyait une grosse matinée, car il avait convoqué à son cabinet, pour complément d’enquête, le bijoutier Chambérieux, le marquis de Tergall et l’abbé Jeandron.
M. Morel, en arrivant au Palais de Justice, fut assez étonné de ne pas trouver son fidèle greffier en train d’épousseter la banquette sur laquelle attendaient d’ordinaire les personnes citées par le magistrat.
— Suis-je donc très en avance ? se demanda M. Morel, qui savait son greffier homme exact.
Mais, l’étonnement de M. Morel devait s’accroître de plus en plus, et quelques secondes après, le magistrat demeura figé de stupéfaction à l’entrée de son cabinet.
Dans le petit salon qui attenait au bureau dans lequel se tenait d’ordinaire le magistrat, régnait un grand désordre et un tapage épouvantable. M. Morel s’avança et constata que, dans la pièce, se trouvaient, à côté du procureur général, deux inconnus qui s’occupaient activement à ranimer une jeune femme évanouie gisant sur le canapé.
— Monsieur le procureur, balbutia le magistrat, lorsqu’il put enfin dire une parole, qu’est-ce que cela signifie ?
Le procureur se retourna, il aperçut le juge :
— Ah vous voilà, mon cher Morel, dit-il, eh bien, je suis content que vous arriviez. Voilà une histoire extraordinaire, figurez-vous que…
Le procureur s’arrêta :
— Mais au fait, reprit-il, il faut d’abord que je fasse les présentations.
Les deux inconnus qui soignaient la femme évanouie venaient en effet de se retourner et regardaient le magistrat.
Le procureur les désigna et s’adressant au juge :
— Je vous présente, dit-il, M. Juve, inspecteur de la Sûreté, et son collaborateur. Ces messieurs ont eu l’occasion, cette nuit, de faire connaissance avec la jeune femme que vous voyez étendue sur ce canapé. Ils ont cru devoir vous l’amener, car elle peut être, paraît-il, d’un gros intérêt pour l’enquête que vous poursuivez en ce moment dans l’affaire Chambérieux-Tergall.
— Ah véritablement, est-ce possible ? Mais je ne comprends rien du tout.
— Vous allez comprendre, ces messieurs vous expliqueront.
Puis, comme s’il avait hâte de disparaître, le procureur général salua le magistrat :
— Votre bureau, monsieur Morel, n’était pas fermé à clef, c’est pourquoi nous nous y sommes introduits pour donner les premiers soins à cette personne, vous nous excuserez de cette violation de domicile.
Le procureur général s’était à peine retiré que la femme évanouie reprenait peu à peu ses sens.
Elle se redressa lentement, comprima ses tempes de ses deux mains, tapota ses cheveux d’un geste naturel et instinctif, puis son regard abasourdi s’arrêta sur Juve. Il prit une expression de haine.
— Eh bien, nom de Dieu, hurla-t-elle, vous avez une drôle de manière de traiter les gens que vous invitez à souper. Espèce de brute, lâche, cafard. C’est ça que vous appelez inviter les gens à déjeuner à la campagne. Mais soyez tranquille, ça ne se passera pas comme ça.
Juve, impassible, laissa passer l’orage des propos que tenait à son égard l’irascible Chonchon. Moins pacifique et moins calme, M. Morel sentit soudain une grosse colère monter en lui.
— Madame ou mademoiselle, déclara-t-il, je vous invite à modérer votre ton.
Chonchon considéra une seconde le nouveau venu, puis avec la plus parfaite désinvolture :
— Toi, fit-elle, je ne sais pas ce que tu viens faire là-dedans, mais nous sommes déjà assez sans toi. Tâche de la boucler et débine-toi, si tu n’as rien de mieux à faire.
— Madame, dit-il, la gorge serrée par l’indignation, vous ignorez donc qui je suis : je suis le juge d’instruction.
— Ah, dit Chonchon, calmée subitement, je vous demande pardon, je ne vous connaissais pas.
Puis, regardant Juve d’en dessous :
— Racaille de mouchards, cria-t-elle, vous en êtes, des mufles.
Fandor avait tiré son compagnon à l’écart :
— Juve, lui demanda-t-il, m’expliquerez-vous enfin pourquoi vous avez amené ici cette malheureuse Chonchon ?
— Je t’expliquerai. Ce n’est pas le moment.
Le policier d’ailleurs se rapprochait de Chonchon : La malheureuse chanteuse pleurait à chaudes larmes, balbutiant des paroles entrecoupées :
— C’est dégoûtant, absolument dégoûtant de profiter de ce qu’une femme est grise pour la faire causer, pour lui faire raconter des choses. Qu’est-ce que j’ai bien pu leur dire, cette nuit, lorsque j’ai tant parlé, sans même savoir avec qui j’étais ?
— Aviez-vous donc, mademoiselle, quelque chose à cacher que vous redoutiez maintenant d’avoir parlé d’une façon intempestive ?
Pendant que Juve parlait à l’oreille du magistrat, Fandor se rapprocha de la chanteuse, qui lui faisait pitié.
— Ne vous emballez pas comme ça, Chonchon, lui murmura-t-il à l’oreille, croyez bien que ce n’est pas pour le plaisir de vous embêter qu’on vous a amenée ici. Tenez, je suis sûre que Juve, qui n’est pas un méchant homme, va se contenter de vous demander quelques renseignements, et si vous lui répondez gentiment, vous serez libre de vous en aller.
Chonchon redressa la tête à ces dernières paroles :