— Le curé ?
— Le curé, à vrai dire, je ne sais pas s’il est curé, mais enfin c’est un prêtre.
— Ce que vous venez de dire est très important. Mais il faut préciser, mademoiselle, n’oubliez pas un seul détail, racontez-nous comment la chose s’est passée. Comment s’appelle ce prêtre ?
— Ça, je ne sais pas.
— Comment, c’est votre amant, et vous ne connaissez pas son nom ?
— Dame, vous devez comprendre, surtout quand il s’agit d’un monsieur prêtre. Ils n’aiment pas crier sur les toits comment ils s’appellent.
— Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Moi ? pas du tout, fit Chonchon, je l’ai vu pour la première fois mercredi dernier.
— Mercredi, le jour du vol.
— Mercredi vers midi moins un quart. Je sais que c’est un prêtre mais, naturellement, il ne s’en est pas vanté.
— Voyons, voyons, fit M. Morel en tapant de son geste familier sur la table avec son porte-plume, si nous procédons de la sorte, nous n’en finirons jamais. Je vous en prie, mademoiselle, racontez-nous de a à z vos relations avec ce prêtre, qui, assurez-vous, vous a donné cette bague. Surtout, n’omettez pas un seul détail.
— Donc, voilà, recommença Chonchon, je revenais de Paris par le train du matin, qui s’arrête à Connerré. J’allais au Mans pour rejoindre la boîte où je débutais le soir même, pour la saison d’automne. J’étais montée dans le wagon à couloir première classe, et je crois bien que j’étais seule depuis La Ferté-Bernard. Voilà t’y pas, qu’à la gare de Connerré, je vois quelqu’un qui monte dans le compartiment à côté du mien. Tiens, que je me dis, en voyant que c’était un homme habillé d’une grande robe noire, un curé. Et naturellement je pense à l’accident.
— Quel accident ?
— Vous savez bien comme ça que de voir des curés, ça porte la guigne. Alors tout de suite, pour conjurer la guigne, voilà que je touche du fer.
— Je vous en prie, Mademoiselle, épargnez-nous vos superstitions et vos plaisanteries ridicules. Vous dites que ce prêtre est monté dans le compartiment voisin du vôtre ?
— Oui, monsieur le juge.
— Continuez.
— Donc, voilà le train qui se débine dans la direction du Mans et moi qui avais acheté les journaux illustrés, je me mets à regarder les images, et je ne pense pas plus à mon voisin le curé qu’à Jules César. Tout d’un coup, je vois quelqu’un qui entre dans mon compartiment (car il faut vous dire qu’il y avait dans mon wagon un couloir faisant communiquer les compartiments entre eux). C’était un type très chic, bien habillé, avec de belles manières. Le voilà qui se met à me faire du boniment, me faire de l’œil, du pied, toute la lyre, vous connaissez ça, pas vrai, monsieur le juge ?
— Mais nullement, mademoiselle, je ne suis pas plus habitué à faire du pied comme vous dites que je ne suis accoutumé à ce qu’on m’en fasse. Poursuivez votre récit.
— Bref, de fil en aiguille, je lui raconte ma vie, il me raconte la sienne, soi-disant qu’il était un fils de famille, voyageant pour son plaisir, qu’il avait beaucoup d’argent, et patati et patata. Toujours est-il qu’en arrivant au Mans, j’avais plus grand’chose à lui refuser. Je dois reconnaître que ce garçon-là s’est très bien conduit avec moi. Il y en a qui, après avoir obtenu ce qu’ils voulaient, m’auraient laissée là sur le quai de la gare, à me dépêtrer toute seule. Eh bien, non, il a été plus chic que ça. « Vous venez déjeuner avec moi ? qu’il m’a dit. On va faire une petite noce ». Ma répétition n’était qu’à quatre heures du soir, il était midi et demi, vous pensez si j’ai accepté. À la fin du déjeuner, il m’a donné cette bague, et voilà toute l’histoire.
— Je voudrais bien, mademoiselle Chonchon, que vous nous reparliez de ce prêtre qui était monté dans le train à Connerré.
— Le prêtre, vous n’avez pas deviné que c’était lui ? Ce jeune homme, mon amant, l’homme à la bague quoi. Vous pensez bien que je l’ai reconnu. Il avait des yeux c’t’homme-là, quand on les voit une fois, on ne les oublie jamais. Seulement, vous comprenez, avant de venir me faire du boniment, il est probable qu’il avait changé de costume. Car, bien entendu, j’aurais tout de même pas été déjeuner avec un prêtre en soutane.
Juve demanda :
— L’avez-vous revu ce monsieur ?
— Non, dit Chonchon. Mais il a promis de m’écrire. Seulement, vous comprenez, c’est fort embêtant pour moi d’aller raconter cette histoire devant Chambérieux ou devant Tergall qui se figurent qu’ils sont les seuls.
Juve réfléchissait :
— Naturellement, demanda-t-il, vous reconnaîtriez cet homme, je veux dire l’homme à la bague, si on vous le montrait. Même habillé en prêtre ?
— Comment donc, si je le reconnaîtrais.
— Oui, dit Juve à mi-voix, au juge, il faut faire comparaître l’abbé Jeandron. Il est cité si je ne me trompe.
— Introduisez l’abbé, ordonna M. Morel.
Quelques instants plus tard, le prêtre pénétrait dans le cabinet du juge. Il s’inclina devant Chonchon, toute troublée, salua Juve, et Fandor, puis s’adressant au magistrat :
— Monsieur le juge, j’ai oublié la dernière fois que vous m’avez fait l’honneur de me recevoir, de vous signaler un détail qui peut-être aura de l’importance à vos yeux : lorsque je suis revenu coucher à l’ Hôtel Européen, j’en suis reparti, comme vous le savez – comme je vous l’ai déclaré du moins – le lendemain matin, de fort bonne heure. J’ai laissé dans ma chambre quelques menus bagages. Notamment une soutane et un chapeau de rechange dont j’avais fait emplette le jour précédent et que je rapportais à la cure. Or, je me suis aperçu, il y a deux ou trois jours seulement, que cette soutane et ce chapeau me manquaient. J’ai interrogé ma mémoire, et acquis la certitude que j’avais laissé ces vêtements dans la chambre de l’hôtel et que je ne les avais pas revus depuis.
— De mieux en mieux, s’écria Juve.
Le prêtre s’arrêta, dévisagea le policier :
— Ma déclaration vous intéresse, monsieur ?
— Énormément, répondit le policier.
Cependant, M. Morel s’adressait à Chonchon :
— Voici M. l’abbé Jeandron, persistez-vous dans vos déclarations ?
— Quelles déclarations ?
— Le prêtre qui est monté dans le train du Mans à Connerré avec lequel vous avez passé l’après-midi, est-ce monsieur ?
Le juge désigna l’abbé Jeandron.
— Mais non, fit Chonchon, je le connais bien, monsieur, c’est M. l’abbé Jeandron, le vicaire de Poncé.
— Alors, ce que vous nous avez raconté est inexact ?
— Pas du tout. C’est d’un autre qu’il s’agit, voilà tout. Je vous dis que c’était un curé, ou tout au moins un bonhomme habillé avec une soutane.
Juve intervint :
— J’attire votre attention, monsieur Morel, sur la réticence que vient de formuler mademoiselle. « Ou tout au moins ». Retenez bien cette opinion…
— Je ne comprends pas, fit le magistrat.
— Pour moi, fit Juve, la chose est claire comme de l’eau de roche.
Le magistrat passa dans la pièce voisine en compagnie du policier. L’abbé Jeandron, la chanteuse, et Fandor, restaient à se regarder dans le blanc des yeux.
— Monsieur, expliqua Juve au magistrat instructeur, la situation s’éclaircit. Il résulte des déclarations de Chonchon qu’un homme habillé en prêtre a pris le train à Connerré et s’est dirigé vers Le Mans. Cet homme habillé en prêtre est parti de Saint-Calais par le train de onze heures dix. Nous savons qu’un billet lui a été délivré. Il paraît être le voleur des bijoux. Le fait qu’il ait offert à la chanteuse une bague provenant du vol le confirme. La question était de savoir comment notre voleur a pu revêtir un vêtement d’ecclésiastique, pourquoi et comment il se l’est procuré ? Tout s’explique depuis la déclaration de l’abbé Jeandron. J’en conclus donc : l’abbé Jeandron vous a dit la vérité, monsieur le juge, lorsqu’il a déclaré avoir quitté l’ Hôtel Européende fort bonne heure le jour du vol ; les témoins, qui assurent avoir vu un prêtre sortir précipitamment de l’hôtel quelques instants après onze heures n’ont pas menti non plus. Ils ont vu en effet sortir le voleur, et le voleur qui s’était affublé de la soutane et du chapeau dérobés à M. l’abbé Jeandron. Reste donc à découvrir l’auteur de cette audacieuse supercherie, mais il nous faut le chercher hors d’ici et écarter définitivement tout soupçon au sujet des personnes incriminées jusqu’ici.