— Libre de m’en aller ? fit-elle, mais ne le suis-je donc pas en ce moment ? Je suis arrêtée, n’est-ce pas ? Vous m’avez arrêtée tous les deux ? On va me jeter en prison ?
— Mais non, vous n’êtes pas arrêtée, pourquoi avez-vous donc si peur ? Auriez-vous par hasard une raison qui vous fasse redouter…
— Rien du tout, mais est-ce qu’on sait jamais avec vous autres, car on la connaît la police. On sait bien ce qu’elle vaut.
Chonchon s’animait de nouveau. Mais brusquement elle se tut.
M. Morel venait de frapper un coup sec sur l’acajou de son bureau.
— Silence, mademoiselle, je vous ordonne de faire silence. J’ai besoin de vous interroger, en présence de témoins. Veuillez vous asseoir et vous taire, sinon je serai obligé de sévir.
M. Morel, après avoir obtenu le silence, appuya sur un timbre, son greffier apparut.
— Faites venir les témoins, ordonnait-il, appelez ensemble Chambérieux et Tergall. L’autre attendra.
À ces mots, Chonchon devint toute pâle. Elle avait compris, on allait la mettre en présence du bijoutier et du marquis. Mais pourquoi ? La chanteuse parut atterrée et sans qu’on pût comprendre pourquoi, elle murmura :
— La gaffe, ça c’est la plus grosse gaffe qui puisse arriver.
Chonchon s’était tournée à contre-jour, elle avait pris dans son sac à main un petit flacon d’eau de Cologne dont elle humectait son mouchoir dans le sévère cabinet du juge. Chonchon avait étalé son manteau doublé de soie, son écharpe de fourrure, on se serait cru dans un boudoir. Et cet aspect inattendu du bureau occupé par le magistrat instructeur ne fut pas fait pour peu surprendre Chambérieux et Tergall lorsqu’ils y pénétrèrent.
Après avoir d’une légère inclinaison de tête salué M. Morel, les deux hommes virent Chonchon et parurent abasourdis. Juve, sans se préoccuper des nouveaux venus était allé se placer à côté de Chonchon. Il lui avait pris la main doucement et la jeune femme intriguée, résignée, s’était laissée faire sans comprendre. Juve, toutefois, avait un but : il enleva de l’annulaire de la main droite de Chonchon une fort belle bague qu’elle portait au doigt, puis il lâcha la main de la jeune femme et, déposa le bijou sur le bureau du magistrat au beau milieu du buvard.
— Mademoiselle, demandait M. Morel, vous avez cette nuit, en soupant avec ces messieurs…
Et le magistrat, d’un geste large de la main, désignait Juve et Fandor.
Mais à ce moment deux exclamations étouffées l’interrompirent. Elles émanaient de Chambérieux et de Tergall :
— Comment Chonchon ? avaient murmuré l’un et l’autre.
— Silence, messieurs.
Le magistrat poursuivit :
— … En soupant cette nuit avec ces messieurs, mademoiselle, vous leur avez fait une déclaration des plus graves, si grave même qu’elle a déterminé M. l’Inspecteur de la Sûreté ici présent à vous amener en mon cabinet. Je vais vous demander de la confirmer de la façon la plus précise. Cette bague – et le magistrat désigna le bijou – vous la portiez il y a un instant. M. Juve en vous interrogeant, sur son origine, cette nuit vous a dit : « D’où tenez-vous donc cette bague ? »
« Vous lui avez répondu : « C’est un cadeau de mon amant ». Voulez-vous confirmer ? »
Mais cette fois le magistrat fut encore interrompu. Deux protestations violentes avaient retenti :
— Ça n’est pas vrai, dit le bijoutier.
— C’est faux, dit le marquis.
Or, ces deux protestations émanaient, l’une du bijoutier Chambérieux, l’autre du marquis de Tergall…
Et l’infortunée Chonchon, baissant la tête, se répétait in petto : la gaffe la voilà bien. Ah, il n’y manque rien.
Fandor et Juve avaient compris, et malgré le sérieux de la situation, ne pouvaient s’empêcher de sourire.
Chambérieux et le marquis de Tergall s’apostrophaient déjà :
— Qu’avez-vous donc à dire, monsieur ?
— Et vous-même, monsieur, de quel droit répondez-vous lorsqu’on demande à mademoiselle le nom de son amant ?
Les deux hommes s’arrêtèrent soudain, ils avaient compris l’un et l’autre, et ils s’en prirent à Chonchon :
— Chonchon, demandait Chambérieux, qu’est-ce que cela signifie ? Tu es la maîtresse du marquis de Tergall ? Réponds, dis la vérité. Ah, je m’en doutais bien que tu me trompais.
Le marquis de Tergall avait croisé les bras, furieux il considérait la chanteuse, grommelant à part :
— Parbleu, j’en étais sûr, elle me le cachait, mais elle était la maîtresse de cet usurier.
Sur un signe de Juve, M. Morel n’avait pas interrompu cette petite scène de ménage – ou pour mieux dire de faux ménage – et il espérait que de cette discussion allait peut-être jaillir la lumière.
Quelques instants auparavant, Juve en effet avait dit à M. Morel :
— La bague de cette femme est l’un des bijoux volés à l’ Hôtel Européen. Elle l’ignore évidemment, sans quoi elle ne l’aurait pas portée de façon ostentatoire. Il faut savoir d’elle quel est le donateur de ce bijou, et puisqu’elle m’a déclaré que c’était son amant, étant donné qu’elle en a deux, il faut l’obliger à préciser.
Mais non, ce n’était ni l’usurier-bijoutier, ni le gentilhomme. M. Morel récapitula :
— La situation me paraît très simple : M lle Chonchon a formellement déclaré que cette bague lui avait été offerte par son amant. Or, nous venons d’apprendre, de l’aveu même des intéressés, que mademoiselle à deux amants. Je lui repose donc la question : lequel de ces deux messieurs…
Juve l’empêcha de terminer.
Depuis quelques instants, il échangeait des signes avec l’infortunée Chonchon.
— Je vous serais très reconnaissant, monsieur le juge, dit-il, de faire sortir pendant quelques instants M. Chambérieux et M. de Tergall.
Ils protestèrent à grand bruit, mais M. Morel s’inclina.
— Je vous en prie, messieurs, n’insistez pas et sortez, leur dit-il. Toutefois, demeurez à la disposition de la Justice, j’aurai peut-être besoin de vous tantôt.
Baissant la tête, Chambérieux se retira, suivi du marquis.
Chonchon remercia Juve d’un sourire.
Quant au policier, il expliquait au magistrat :
— Mademoiselle m’a fait signe, il y a un instant, qu’elle avait une révélation intéressante à nous faire, mais qu’elle préférait ne pas s’expliquer devant « ses amis ».
M. Morel comprenant qu’avec de la douceur on obtiendrait tout ce qu’on voudrait de Chonchon, la regarda d’un air bienveillant.
— Venez auprès de moi, mademoiselle, lui dit-il, et ne craignez rien. Vous voyez que nous ne demandons qu’à arranger les choses, qu’à vous être agréables.
Chonchon ne l’entendait pas de cette oreille :
— Eh bien, merci, vous pouvez me passer de la pommade maintenant et me casser du sucre sur le nez, cela n’empêche qu’avec vos sacrées questions de tout à l’heure, vous m’avez brouillée avec mes amants, et des amants par le temps qui court, généreux comme ces types-là, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
— Ça s’arrangera voyons.
— Non, mais c’est vous qui allez réparer la casse ?
Le magistrat redevint sérieux :
— Voyons, assez plaisanté. Nous voulons bien avoir à votre égard, mademoiselle, de la condescendance et de la familiarité, mais il y a des limites, que l’on ne saurait dépasser sans porter atteinte au prestige de la magistrature. Maintenant, dites-nous vite comment les choses se sont passées dans la réalité.
Chonchon se décida à parler, plus libre, plus confiante désormais, depuis qu’on l’avait éloignée de son couple d’amants.
— Voilà, commença-t-elle, un peu gênée, mais s’enhardissant à mesure, voilà : ce que j’ai dit à monsieur, cette nuit, est exact. On m’a bien donné cette bague, et c’était bien un amant, bien mon amant, mais ni Chambérieux, ni Tergall.
— Alors, un troisième ?
— Et reprit M. Morel, voulez-vous nous dire qui ?
Chonchon parut gênée, rougit, balbutia.
— Vous dites ?
— Je dis, répéta Chonchon, que c’est le curé.