— Parle, mon chéri, fit doucement Chonchon, nous avons toute la soirée, toute la nuit devant nous.
La jeune femme, malgré le calme qu’elle affectait, était inquiète de ce préambule. Elle le devint bien davantage lorsque Chambérieux lui eut dit :
— Eh bien, non, précisément, nous n’avons pas la soirée, et encore moins la nuit pour cela, mais nous reprendrons cette conversation, je ne veux pas passer pour une poire.
Chambérieux, tout en grommelant, se dirigeait vers l’antichambre, il prit ses vêtements au portemanteau, coiffa son chapeau encore tout humide.
— Mais, s’écria Chonchon, courant à sa poursuite, que fais-tu ? Tu t’en vas ?
— Je m’en vais, dit Chambérieux.
— Tu m’as écrit de t’attendre, que tu avais à me parler, j’avais compris que tu resterais ce soir.
— Eh bien, voilà tout, c’est changé. D’ailleurs ça n’est pas de ta faute, ni de la mienne, c’est au sujet de mes affaires. Toujours l’histoire des bijoux. Or, j’ai appris quelque chose de très important et qu’il faut que je vérifie cette nuit même. Ah on se figure qu’on va me rouler et m’endormir, mais non, mais non ça ne prendra pas. Chambérieux n’est pas plus bête qu’un autre et il sait faire parler les gens.
— Mon chéri, mon chéri, s’écria Chonchon, de plus en plus ennuyée à l’idée que son amant lui échappait, tu ne devrais pas me quitter ce soir, tu peux bien remettre tes affaires à demain.
Mais Chambérieux hocha la tête pour dire non.
— Ce qui est décidé est décidé, déclara-t-il. D’ailleurs, on m’attend, j’ai rendez-vous.
— Où cela ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et d’ailleurs ces choses-là ne regardent pas les femmes, mais je puis te dire une chose, Chonchon, c’est que je serais bien étonné si demain matin je ne donnais pas au juge d’instruction le nom du voleur de mes bijoux.
***
Depuis une heure déjà, Chambérieux était parti.
La villa isolée était retombée dans le silence, mais Chonchon ne pouvait se décider à aller se coucher et bien qu’elle eût éteint la lampe, elle demeurait tout habillée, étendue sur le canapé du salon.
La chanteuse était furieuse de sa soirée.
Après s’être imaginé qu’elle allait se réconcilier avec ses deux amants, elle reconnaissait que rien n’était fait avec Chambérieux et que, d’autre part, en annonçant la venue de ce dernier, assez brutalement d’ailleurs, au marquis de Tergall, elle avait peut-être vexé définitivement ce sentimental très jaloux. Peut-être avait-elle perdu de la sorte les deux hommes qui lui assuraient cette existence opulente et facile qu’elle appréciait par-dessus tout.
— Nom de d’la, se disait-elle, c’est joliment bête, ce que j’ai fait là. Voilà que je les ai balancés tous les deux, et que je reste entre deux chaises. Comment vais-je m’en tirer ? Dieu, que tout cela est embêtant. Et dire, poursuivait-elle en serrant les poings, que ce sont ces salauds de policiers qui m’ont embarquée dans une histoire de tous les diables, dont je ne me tirerai pas sans y laisser des plumes. Après tout, est-ce de ma faute à moi si Chambérieux a perdu ses bijoux et si on a volé l’argent de Tergall ? Mais c’était écrit que j’aurais la guigne jusqu’au bout. Ce que c’est bête, l’histoire de cette bague, sans laquelle on ne m’aurait pas inquiétée. Et dire que j’ai fait cela pour un jeune homme dont je me fichais absolument. C’est égal, les policiers, je les retiens. Bon, qu’est-ce que c’est encore ?
Une fois encore, et c’était la troisième fois de la soirée, un bruit de pas se faisait entendre sur le gravier de l’allée qui conduisait au perron, puis, trois petits coups secs étaient frappés à la porte.
Ce signal ne surprit aucunement la chanteuse, qui pensa en elle-même :
— Bon, le journaliste à présent.
Le premier mouvement de Chonchon fut d’aller ouvrir. Mais elle était de méchante humeur, maussade, furieuse. En outre, elle éprouvait une légère envie de dormir.
— Zut, pensa-t-elle, qu’il frappe donc tant qu’il voudra, moi je ne bouge pas, je ne veux rien savoir. Pour qu’il vienne encore me raser avec ses enquêtes… Qu’il aille au diable, lui et sa bande.
Jérôme Fandor, depuis le jour où, à l’instruction conduite par le juge Morel, il avait manifesté quelque sympathie à la chanteuse que Juve avait amenée de force devant le magistrat, s’était appliqué à entretenir des relations de bonne camaraderie avec Chonchon.
Le journaliste se disait que dans une affaire mystérieuse comme celle qui le retenait à Saint-Calais, il importait de se documenter d’une façon très précise, non seulement sur les mœurs et les caractères des gens, mais encore sur les détails même les plus intimes de leur existence.
Et Fandor, entrant peu à peu dans l’intimité de la chanteuse, avait connu l’existence de la petite maison de Saint-Calais, où s’abritaient des amours clandestines. Puis, gagnant les bonnes grâces de la jeune femme et réussissant à la convaincre qu’il ne lui demanderait point un jour ses faveurs, il avait obtenu d’être très camarade avec elle, et tous deux, amusés du côté romanesque de la chose, avaient décidé que chaque fois que Fandor voudrait venir bavarder avec Chonchon, il n’aurait qu’à frapper trois coups à la porte, la jeune femme aussitôt viendrait lui ouvrir, à la condition naturellement qu’elle fût chez elle.
Ce soir-là, Fandor avait décidé d’aller rendre visite à Chonchon. Il lui avait semblé que l’après-midi la jeune femme, dont le visage était dissimulé sous une épaisse voilette, avait traversé la ville comme si elle venait de la gare, et s’était dirigée vers son habitation.
Fandor fut donc étonné de voir qu’on ne lui répondait pas.
— C’est étonnant, murmura-t-il, j’aurais juré que Chonchon était à Saint-Calais.
Et d’autres détails lui revenant à l’esprit. Il n’hésitait plus à se convaincre que c’était bien Chonchon qu’il avait vue l’après-midi même traverser Saint-Calais. Fandor n’imaginait pas un seul instant que la jeune femme pût ne point vouloir le recevoir. Quel motif aurait-elle pour lui fermer ainsi sa porte ?
Au bout d’un quart d’heure, après avoir insisté plus même que de raison, Fandor se retira, rentra à l’hôtel où il avait pris pension.
Le journaliste ne tarda pas à se mettre au lit, prit un livre avant de s’endormir, mais sa pensée était sans cesse distraite. Fandor ne pouvait s’empêcher de ressasser :
— C’est extraordinaire, étonnant, j’aurais juré que Chonchon était ce soir à Saint-Calais et que, par suite, elle serait chez elle. Or, il n’y a pas de doute, c’est bien elle que j’ai vu arriver, mais il est certain aussi qu’elle ne couche pas cette nuit dans sa maison.
Tandis que Fandor s’endormait et que Chonchon demeurait étendue sur son canapé, finissant, elle aussi par se laisser surprendre au milieu de son salon par l’engourdissement du sommeil, à quelques kilomètres de Saint-Calais, sur la route de Bessé-sur-Braye, un homme avait surgi de la forêt. Il avait une attitude terrifiée, levait les bras au ciel, balbutiant des paroles entrecoupées, donnant, en un mot, tous les signes extérieurs d’une agitation violente.
Au moment où il arrivait sur la route, une voiture attelée d’un cheval passa.
L’homme se précipita devant le véhicule et, affolé, s’écria :
— Arrêtez, arrêtez, au secours.
17 – UN CADAVRE DANS LA FORÊT
Sous la conduite de l’obligeant voiturier, qui, aux initiales de sa valise, l’avait « reconnu », Fantômas, ému par ce dernier incident, se dirigea vers la sortie de la gare.
« C’est l’affaire d’une demi-heure », venait d’annoncer le voiturier, « et vous serez chez vous ».
Fantômas, qui pensait arriver dans un pays totalement inconnu pour lui, dans un pays où nul ne l’attendait, se voyait, par le fait même de son crime, embarqué dans une suite de quiproquos qui pouvaient devenir graves.
Bouleversé déjà par l’incident du contrôleur de chemin de fer lui demandant à vérifier son billet, alors qu’il ne s’y attendait pas, Fantômas n’avait point songé au moment où le voiturier l’abordait, où l’homme le « reconnaissait », à feindre la surprise, à nier qu’il était celui pour qui on le prenait.