— Une demi-heure ? fit-il, veux-tu donc t’en aller ? où comptes-tu te rendre par cette nuit sombre et mauvaise ?

— Moi, fit Chonchon, je ne vais pas me fourrer les pieds dehors, telle n’est pas mon intention, seulement c’est toi qui vas partir.

— Ah ! Chonchon, s’écria le marquis, voilà que tu me renvoies, que tu me chasses, moi qui m’étais arrangé pour rester toute cette soirée, toute cette nuit avec toi, près de toi. Et pourquoi me renvoies-tu ? As-tu quelque autre rendez-vous ? Ah ! véritablement, le mal d’amour n’engendre que des souffrances, et jamais je n’aurais cru, lorsque je t’ai connue, Chonchon, que tu saurais être à la fois aussi charmante et aussi cruelle.

Au commencement de la soirée, la chanteuse avait fait effort pour se mettre à l’unisson de son sentimental amoureux. Elle lui avait tenu des propos conformes à ceux qu’évidemment il désirait entendre, mais Chonchon n’était pas comédienne assez consommée pour pouvoir tenir ce rôle aussi longtemps, et le naturel, c’est-à-dire son caractère insouciant et gouailleur, ayant été momentanément chassé, revenait au galop.

— Zut après tout, cria Chonchon en changeant complètement d’attitude, moi je ne veux pas passer mon temps à te raconter des boniments, et c’est pas la peine de faire tant d’histoires, parce que j’ai un autre amant, surtout que cet amant était avec moi avant toi. Eh bien, oui, j’attends quelqu’un, je suis bien forcée de l’attendre.

— Chonchon, s’écria le marquis, ne dis pas un mot de plus, je t’en supplie, tu ne te doutes pas du mal que tu me fais.

Chonchon, apitoyée, considérait le pauvre homme.

— Mais, grosse bête, assurait-elle en le consolant d’un baiser, tu sais bien que c’est toi seul que j’aime, toi seul. Il ne faut pas te frapper comme ça, revient me voir demain par exemple.

— Hélas, je ne pourrai pas, jamais ma femme ne me laissera découcher deux nuits de suite, surtout qu’elle a des soupçons. Je suis désespéré.

Chonchon n’eut pas l’air d’attacher grande importance à ce désespoir.

— Eh bien, fit-elle, si ça te dérange, peu importe, ce sera pour après-demain ou un autre jour, mais préviens-moi, tu sais que je n’aime pas les surprises.

Insensiblement, Chonchon reconduisit Maxime de Tergall jusqu’à l’entrée du salon. Le marquis se laissa faire, courbant la tête, heureux au fond que Chonchon eût bien voulu lui accorder un autre rendez-vous.

— Tu sais, dit la jeune femme, en le menaçant du doigt, que je n’aime pas qu’on vienne me surprendre comme ça, le soir sans prévenir. Je t’ai laissé faire aujourd’hui, mais ne t’avise plus de recommencer. C’est si facile de m’envoyer un mot pour savoir si je suis libre ou non.

Humblement, le marquis de Tergall s’excusait :

— C’est vrai, Chonchon, tu me l’avais déjà dit, je te demande pardon. Adieu. Que la nuit est sombre et comme il fait froid, poursuivit Tergall, qui sans enthousiasme quittait la maison.

— Bah, répliqua Chonchon conciliante, tu seras vite rentré chez toi.

Mais le marquis protesta :

— Rentré ? non, pas encore. J’ai la tête en feu aujourd’hui, l’âme bouleversée. Non, je vais marcher, errer très tard, toute la nuit peut-être, je penserai à toi, Chonchon.

— Tu ferais beaucoup mieux d’aller dormir à l’hôtel si ça t’embête de rentrer chez toi.

— Dormir ? poursuivit tragiquement le marquis, ah, ne comprends-tu pas que cela me serait impossible.

Chonchon donna à son amant un dernier baiser rapide et distrait, puis referma la porte.

Seule, la jeune femme rentra dans son salon, se remit sur le canapé, poussa un long soupir.

— Quelle gourde, fit-elle en bâillant, on peut lui raconter n’importe quel boniment. Ça prend toujours, ah, si tous les hommes étaient comme lui, ce que la vie serait facile.

Soudain, la jeune femme se redressa, courut à la fenêtre, prêta l’oreille. On entendit nettement dans le jardin un bruit de pas précipités.

— C’est lui, fit-elle, cette fois, c’est Chambérieux, attention.

Chonchon n’allait pas ouvrir. Une clé avait glissé dans la serrure, ouvrant la porte : Chambérieux apparut.

Le bijoutier avait sans doute fait la route à pied, depuis la gare, sans souci de ses chaussures ni de ses vêtements. Il était tout crotté, son chapeau mou rabattu sur ses yeux ruisselait comme une éponge.

— Mon Dieu ! s’écria Chonchon, en le voyant apparaître, comme te voilà fait, mon pauvre chéri, viens donc dans la cuisine, tu vas pouvoir te sécher. Mais pleut-il donc si fort pour que tu sois trempé de la sorte ?

— Non, grogna sombrement Chambérieux, c’est parce que j’ai traversé les champs au lieu de venir par la route, et que je me suis heurté à un tas de buissons et de feuillages qui m’ont mouillé.

Chambérieux s’arrêtait net de parler, il considérait Chonchon avec un air étrange.

Chonchon, ouvrant des yeux qu’elle s’efforçait de rendre aussi candides que possible, tendit les lèvres :

— Embrasse-moi, fit-elle, dis bonjour à Chonchon.

Chambérieux hésita avant de prendre la jeune femme par la taille, et de l’attirer contre lui :

— Petite rosse, grognait-il, ah, c’est propre ce que tu fais là. Je suis pourtant assez gentil avec toi. Me tromper, c’est dégoûtant, et me tromper avec qui ? Avec cet imbécile de Tergall, cet être complètement abruti et malfaisant par-dessus le marché, capable de tout. Ça, Chonchon, c’est ignoble.

Mais Chonchon se pelotonnait dans les bras de son amant qui ne l’avait pas lâchée :

— Tais-toi, fit-elle, tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis. Tu n’as pas honte de me traiter ainsi, moi, une femme, une femme qui t’aime, qui n’aime que toi ?

— Ouais, j’en ai la preuve.

— La preuve ? cria Chonchon, mais je vais te la donner tout de suite. Gros serin que tu es. Comprends donc un peu : lorsque tu m’as connue, tu le sais bien, j’avais déjà un amant, c’était Tergall ! je ne te l’ai pas caché, je te l’ai toujours dit.

— Mais pas du tout, observa Chambérieux. J’ignorais absolument.

— Tais-toi, ordonna Chonchon, et d’abord viens t’asseoir dans le salon.

Le brave Chambérieux obéit machinalement. Chonchon s’installa sur ses genoux. Elle poursuivit en parlant très vite, comme pour se débarrasser d’une explication ennuyeuse :

— Je te l’ai dit, j’en suis sûre, seulement, vois comme tu es, tu l’as déjà oublié, il faut croire que tu n’étais guère jaloux. Enfin, vous autres hommes, vous êtes tous les mêmes. Donc je te l’ai dit et bien dit, quand nous nous sommes connus, d’ailleurs je n’avais pas besoin de toi, et si j’ai trompé le marquis, c’est uniquement parce que tu me plaisais, parce que je t’aimais et aussi parce que je n’aimais pas l’autre, que je le déteste, qu’il me fait horreur, tandis que toi, au contraire, tu es mon amant, mon seul vrai amant, mon amant de cœur.

L’excellent Chambérieux ne pouvait placer une parole, car tout en débitant ce petit discours, Chonchon avait eu soin de lui fermer les lèvres avec la paume de la main. Et dès lors, la jeune femme, qui connaissait son Chambérieux mieux qu’il ne se connaissait lui-même et savait comment il fallait le traiter, s’applaudissait d’avoir sans bafouiller fait cette déclaration de principe, convaincue, certaine, que dans quelques minutes Chambérieux serait à ses pieds, balbutiant des excuses et sollicitant son pardon.

Mais, à la grande surprise de Chonchon, l’attitude de Chambérieux ne fut point celle qu’elle attendait. Le bijoutier, doucement, repoussa sa maîtresse, la fit s’asseoir sur le canapé, puis, comme mû par un ressort, il se leva. Il parcourut deux ou trois fois le petit salon à grands pas, et, sans mot dire, d’un geste nerveux, le bijoutier tordit sa grosse moustache, en tirailla la pointe, enfin il déclara d’une voix brève et sarcastique :

— Écoute, Chonchon, je ne dis pas non, certes je ne dis pas non. Ce que tu me racontes là est peut-être vrai. Moi, à mon tour, j’aurais des choses à te dire.


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