Le marquis de Tergall, comme Fantômas, tourna la tête, aperçut un fusil de chasse abandonné là, ouvert, avec dans le tonnerre les douilles percutées de deux cartouches.

Et tandis que Fantômas, s’agenouillait encore une fois, retournait le corps, constatait que l’homme avait dû tomber, atteint par derrière, que la mort avait dû être instantanée, le châtelain déclarait :

— Il faut aller prévenir la gendarmerie. Il faut avertir tout de suite. C’est un horrible malheur.

— Ah oui, alors, ajoutait le voiturier. C’est un rudement grand malheur qu’il vient d’arriver, monsieur de Tergall. Voyez-vous, M. Chambérieux, tout le monde l’aimait dans le pays. Il était bon garçon et pas fier pour un sou.

Fantômas ne disait rien. Toujours penché sur le cadavre, il réfléchissait.

Fantômas voyait devant lui un horizon de formalités, d’interrogatoires, de témoignages à donner.

La découverte de l’assassinat n’était pas en effet de nature à simplifier le rôle du bandit. M. de Tergall s’impatientait :

— Allons prévenir la justice ? disait-il. Allons d’urgence à la gendarmerie ?

— Évidemment, disait le voiturier, en multipliant les clins d’œil à l’endroit de Fantômas, il faut aller à la gendarmerie. Bien sûr, monsieur de Tergall, nous n’allons pas vous laisser tout seul sur la route, vous venez avec nous, n’est-ce pas ?

M. de Tergall, naturellement, se tourna vers Fantômas :

— Venez, monsieur le marquis, lui dit Fantômas, venez.

Les trois hommes alors, abandonnant le cadavre dans la nuit, refirent lentement le chemin qu’ils avaient parcouru quelques minutes auparavant.

Fantômas s’installa à côté du voiturier, le marquis de Tergall derrière la banquette, assis sur la valise marquée C. P.

— Étrange histoire, murmurait le malheureux châtelain, épouvanté. Chambérieux, Chambérieux assassiné, cela c’est encore plus incompréhensible que tout. D’ailleurs, j’aime autant vous l’avouer tout de suite, monsieur : quand on a tiré, quand j’ai entendu les coups de feu et que je les ai crus dirigés contre moi, et bien, figurez-vous, oui, figurez-vous que j’ai tout de suite pensé à Chambérieux. Le malheureux. Ah, c’est abominable tout de même. Et dire que c’était précisément sur lui que l’on tirait. Que c’est lui qu’on tuait. Mais qui donc a pu faire ça ? oui, qui ?

Brusquement, le marquis de Tergall interrompit ses lamentations.

— Je perds la tête en ce moment, fit-il, mais il y a de quoi. Vous devez comprendre, monsieur, mon émotion, après ce que je viens de vous dire ? Au fait, vous allez être, vous aussi, mêlé à ces aventures. Vous serez témoin. Vous aurez même à répéter la façon dont je suis venu vous appeler à l’aide, comment vous avez découvert le corps. Vous êtes pour longtemps à Saint-Calais ? Vous appartenez probablement à une maison de commerce ? Vous êtes voyageur ? Non ?

Or, tandis que le marquis de Tergall parlait, à tort et à travers, Fantômas, de plus en plus anxieux, comprenant qu’il ne pouvait songer cette fois à se rendre libre en tuant les deux hommes qui l’accompagnaient, surveillait de temps à autre le visage du châtelain, l’attitude du voiturier aussi.

Comme M. de Tergall posait la question : « Vous êtes voyageur de commerce, sans doute ? » Fantômas crut voir qu’une certaine curiosité, une curiosité amusée, presque un sourire, passait sur le visage du conducteur. Fantômas sentit une sueur froide lui perler aux tempes. Que devait-il répondre ? La question qui lui était adressée ne permettait plus une phrase de doute, une phrase vague. Qui était-il ? Il fallait le dire.

Or, non seulement Fantômas ne savait quoi répondre, mais encore il réfléchissait qu’il devait répondre sans hésitation, avec exactitude, car si lui ignorait le personnage qu’il était, le voiturier, en revanche, semblait parfaitement le savoir.

Terrible minute, pour le bandit. Fantômas eut nettement conscience que son imposture allait éclater.

Soudain, l’idée d’une ruse lui monta à l’esprit :

— Ma carte vous renseignera, monsieur.

Fantômas déboutonna son pardessus, fouilla d’une main fébrile dans la poche de son veston.

— Sacrédié, songeait en cet instant le Roi du Crime, le Maître de l’Épouvante, que le cric me croque, l’homme que j’ai assassiné devait bien posséder un portefeuille. Crénom de nom de d’la, vivement ma carte de visite.

Effectivement, il y avait dans la poche de son veston un portefeuille de cuir noir, et dans une pochette du portefeuille de cuir noir, des cartes de visite. Fantômas en prit une, il allait la lire, mais déjà M. de Tergall avançait la main.

Fantômas donna le bristol sans avoir eu le temps de se renseigner lui-même. Or, à peine le marquis de Tergall eut-il saisi le carton gravé qu’une exclamation s’échappa de ses lèvres.

— Quoi ? faisait-il, vous êtes M. Pradier ? M. Pradier, le nouveau juge d’instruction ? le successeur de M. Morel ? Vous êtes M. Pradier ? M. Charles Pradier ?

Que put répondre le bandit, sinon :

— Mais oui, monsieur. Mais oui, je suis en effet M. Pradier, Charles Pradier, le nouveau juge d’instruction.

18 – M. PRADIER, JUGE D’INSTRUCTION

— Monsieur…

On frappait à la porte.

— N’entrez pas. Après tout, si, entrez.

Le changement d’avis était superflu d’ailleurs, le garçon d’hôtel n’avait pas attendu la permission.

Or, ce garçon de l’ Hôtel Européen, une fois la porte ouverte, vit un homme étendu sur le plancher de la chambre, gisant à demi débraillé au milieu de papiers épars de tous côtés. Une bougie avait répandu sa cire sur le sol.

Sur les meubles, le lit, des vêtements, du linge, dans le plus grand désordre, et une grande malle ouverte aux trois quarts vide.

L’homme que le garçon, par son irruption soudaine, venait d’arracher à un profond sommeil, bien qu’il fût déjà neuf heures du matin, regardait l’intrus avec des yeux stupéfaits. Cet homme, c’était Fantômas, ou plus exactement, sa dernière incarnation.

Fantômas, en effet, était aujourd’hui M. Pradier, juge d’instruction comme on l’a vu au chapitre précédent.

Cette personnalité, à laquelle le bandit avait encore peine à croire, le garçon d’hôtel venait encore de la préciser.

— Monsieur Pradier, disait en effet le serviteur, excusez-moi de vous déranger, mais il y a M. Morel, le juge d’instruction, votre collègue, qui vous attend en bas. Dois-je le faire monter ?

— Non, attendez. Demandez à M. Morel d’attendre deux minutes, cinq minutes, oui dans cinq minutes je descends le rejoindre au salon.

— C’est bien, monsieur.

Resté seul, le bandit revit la fin de la promenade en voiture de la veille. À peine le voiturier s’était-il arrêté devant l’ Hôtel Européenque Fantômas avait vu s’avancer un homme haut, sec, d’une grande autorité. Ce personnage s’était présenté aussitôt :

— M. Anselme Roche, le procureur général. Vous êtes, j’imagine M. Pradier, notre nouveau juge d’instruction, je suis fort heureux de faire votre connaissance.

Fantômas n’avait eu garde de soutenir le contraire.

Au surplus, le procureur général n’avait pas insisté longuement et n’avait pas eu le temps de se perdre en formules de politesse. Il avait vu que celui qu’il prenait pour le nouveau juge d’instruction arrivant avec le marquis de Tergall était complètement bouleversé. Le voiturier bavardait déjà avec le personnel de l’hôtel, et presque aussitôt, le procureur général avait été au courant de ce qui venait de se produire.

Avidement, le magistrat s’était empressé d’attirer le pseudo Pradier dans un salon privé pour l’interroger sur l’affaire dont il avait été le témoin involontaire.

Les deux hommes avaient longuement causé : le faux Pradier avait exposé au procureur général le détail des faits avec une si lumineuse précision que l’avocat du gouvernement, saisi d’admiration, n’avait pu s’empêcher d’interrompre son nouveau collègue pour lui déclarer :


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