— Ah, ah, mon cher monsieur Pradier, je vois que vous êtes un magistrat de la bonne école, permettez-moi de vous féliciter.
Il avait ajouté :
— Nous avons besoin ici d’un juge d’instruction énergique. Je ne veux point dire de mal de votre prédécesseur, M. Morel, mais de vous à moi, il est vieux, fatigué, il se désintéresse de sa carrière et compte dans le pays, qu’il habite depuis fort longtemps, beaucoup trop de relations d’amitié pour n’en être pas sans cesse gêné dans l’exercice de ses fonctions.
Puis le procureur raconta à Fantômas abasourdi, et résigné désormais à sa nouvelle profession, les mystérieux crimes, le vol des bijoux de Chambérieux, celui de l’argent de Tergall, l’arrestation du prêtre Jeandron, sa mise en liberté, et il avait conclu :
— Cette affaire, monsieur Pradier, vous allez avoir à la débrouiller. Elle est délicate, dangereuse, mais tel que je crois vous juger, vous n’aurez pas peur de faire le nécessaire. Marchez donc selon votre conscience, le tribunal entier vous soutiendra.
Fantômas, cependant, retenait avec peine une envie colossale d’éclater de rire au nez et à la barbe du procureur général, ce dernier insistant à présent sur les mesures immédiates à prendre :
— En ce qui concerne l’assassinat de cet infortuné Chambérieux… Comptez-vous faire quelque chose, et quoi ?
« Un grand coup », se disait Fantômas, « il faut un grand coup pour bien montrer qui je suis et de quel bois je me chauffe ».
— Ce que je compte faire monsieur le procureur général, dit-il gravement, rien n’est plus simple. Je vais vous demander de faire arrêter M. le marquis de Tergall, séance tenante.
Le procureur lui prit les mains :
— Je ne voulais pas vous influencer, cher monsieur Pradier, mais j’avais dans mon for intérieur, la conviction qu’il ne fallait pas laisser cet homme en liberté. Selon vous, c’est l’assassin de Chambérieux, n’est-ce pas ?
— Je ne puis encore me prononcer de façon absolue, monsieur le procureur général, mais j’estime avoir des présomptions suffisantes pour ne pas commettre un abus de pouvoir en arrêtant M. de Tergall. S’il n’est pas le coupable, il lui appartiendra de le prouver.
Une demi-heure plus tard, le marquis de Tergall resté à l’ Hôtel Européen, apprenait des deux magistrats la décision le concernant.
En même temps, dans la pièce où s’entretenaient les trois hommes, pénétraient deux gendarmes.
Affreusement pâle, mais ne se départissant pas de la correction et de la politesse de l’homme du monde, le marquis de Tergall ne protesta pas.
— J’espère, murmura-t-il seulement en se tournant vers le faux Pradier, que vous ne tarderez pas, monsieur le juge d’instruction à reconnaître mon innocence. Vous m’arrêtez, c’est un coup terrible pour moi et les miens, mais j’ai le respect de la justice de mon pays et je me soumets à votre décision. Toutefois, permettez-moi cette déclaration, je suis chrétien, je crois en Dieu, eh bien, sur le Ciel qui m’entend, je vous le jure, pas plus que je n’ai volé les bijoux vendus par moi à Chambérieux, je n’ai porté la main sur cet homme, et n’ai souhaité sa mort.
Tergall tremblait en prononçant ces mots. Il n’en fit pas moins effort sur lui-même, et se ressaisissant au moment où les gendarmes l’emmenaient, il sollicita l’attention du faux Pradier :
— Monsieur le juge, fit-il, ce n’est plus le prévenu qui s’adresse au magistrat, c’est l’être humain qui s’adresse à un autre être humain. Je suis marié, monsieur, ma femme m’attend ce soir, demain matin au plus tard. Elle est seule dans notre propriété, elle s’inquiétera de ne pas me voir rentrer, ayez l’obligeance de la faire avertir.
Pradier interrompit du geste l’infortuné marquis :
— C’est une affaire entendue, monsieur, quelqu’un de l’hôtel voudra bien, je pense, se charger d’une commission pour M me la marquise de Tergall. Écrivez-lui un mot vous-même.
Débarrassé du prisonnier et du procureur général, Fantômas avait gagné la chambre réservée à M. Pradier et dans laquelle on avait déjà transporté les bagages du juge d’instruction défunt.
Fantômas se verrouilla, puis, se laissant tomber sur un fauteuil, il envisagea la situation avec le calme imperturbable et la netteté qui le caractérisaient.
— Que dois-je faire ? se demandait-il. Partir ? rester ?
Rester c’était jouer un jeu dangereux. Certes il apparaissait bien que nul à Saint-Calais ne connaissait ce M. Pradier désigné pour remplacer le juge d’instruction Morel et qui, si malencontreusement pour lui, avait rencontré Fantômas sur sa route, au moment où il gagnait son poste.
Par suite d’une chance inouïe, par le fait de son extraordinaire audace, Fantômas avait réussi jusqu’à présent à se faire passer pour le magistrat en question ; mais pouvait-il continuer ?
Hum.
— Il faut partir, se répétait le Roi du Crime.
Mais le bandit qui, machinalement, palpait le porte-monnaie du malheureux Pradier, constatant que le magistrat n’avait pas beaucoup d’argent sur lui, se dit qu’avant de partir, il convenait de fouiller la malle, d’examiner les papiers, pour savoir s’il n’était pas possible de faire main basse sur les capitaux que vraisemblablement feu Pradier avait possédés.
Et aussitôt Fantômas avait ouvert les bagages et semé le désordre autour de lui pour effectuer ses recherches. Il avait découvert quantité de vêtements, d’objets sans valeur, quelques papiers sans importance. Le bandit avait ainsi appris que sa victime venait de Montauban, était célibataire et devait avoir peu de relations, car dans le paquet de lettres ainsi dépouillé ne figurait aucune correspondance intime impliquant des amitiés ou des parentés proches.
Fantômas avait lu également des lettres échangées par Pradier avec les magistrats de Saint-Calais et compris que les signataires ne se connaissaient certainement pas entre eux.
Tant mieux. Le pseudo Pradier avait eu de moins en moins envie de prendre la poudre d’escampette. Et d’abord, il n’avait pas trouvé d’argent en quantité suffisante pour partir très loin. En outre, Fantômas était de plus en plus convaincu que le corps de Pradier resterait introuvable, d’autant plus que personne ne songerait jamais à le rechercher.
Il avait même eu cette pensée, qui l’avait fait sourire, que dans le cas où le cadavre serait retrouvé, ce serait lui, Fantômas, qu’on chargerait d’instruire l’enquête.
Puis il s’était dit, qu’il avait tout à redouter de la part de Léon et de Michel s’il reprenait la fuite. Alors que ces agents ne viendraient jamais demander au tribunal de Saint-Calais si l’un de ses membres n’était pas Fantômas.
Enfin, après sa conversation avec le procureur général, le bandit avait acquis la certitude que les vols qui s’étaient commis étaient imputables à une bande, et que peut-être bien cette bande, Fantômas la connaissait et pourrait tirer parti d’elle.
Toute la nuit, le bandit avait réfléchi, et décidé en fin de comptes de risquer le tout pour le tout. C’est ainsi que Fantômas avait disparu pour renaître sous les espèces de M. Charles Pradier, juge d’instruction au Tribunal de Saint-Calais. On verrait bien.
Et le bandit, satisfait de sa décision, mais exténué, était resté étendu sur le sol, au milieu des papiers épars, et il avait dormi à poings fermés jusqu’au moment où le garçon était venu l’informer que son collègue, M. Morel, l’attendait dans le salon de l’hôtel.
Sitôt réveillé, le faux Pradier avait procédé à une toilette rapide, et un quart d’heure plus tard, il descendait au salon où le vieux juge d’instruction, patiemment, l’avait attendu.
Après les salamalecs de rigueur :
— Alors, mon cher collègue, vous avez fait arrêter le marquis de Tergall ? avait demandé Morel.
— Oui, répliqua simplement Pradier-Fantômas.
— Vous avez osé ?
— J’ai osé, en effet, pourquoi pas ?
— Évidemment, c’était votre droit, j’ajouterai même votre devoir, puisque vous croyez à sa culpabilité. Mais enfin, cela va créer un énorme scandale dans le pays.