— Nullement, madame, ne vous dérangez pas, nous l’enverrons chercher.
Le faux magistrat s’était tourné vers le greffier :
— Monsieur Croupan, voulez-vous dire à un garde du Palais…
Mais le greffier, qui comprenait l’intention de son supérieur, l’interrompit aussitôt :
— Le garde du Palais ? il n’y en a qu’un, monsieur, et il n’est pas encore arrivé, nous sommes seuls. Toutefois, si vous le désirez, je suis à votre disposition comme j’étais à la disposition de M. Morel pour aller faire les courses. Dois-je courir à l’hôtel et prier M. Fandor de venir ?
— C’est cela, allez-y monsieur Croupan.
Le greffier trottina dans la pièce, salua la marquise, et, en s’en allant, répéta :
— Je ne serai pas long, monsieur, monsieur Pradier.
Cependant que le brave homme refermait derrière lui, la porte du cabinet, la marquise de Tergall s’écria d’une voix vibrante :
— Qui est-ce M. Pradier ?
— C’est moi, madame. Je suis M. Pradier, le nouveau juge d’instruction. Mais qu’avez-vous donc ?
— Pradier dit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, vous êtes Pradier ? Charles Pradier ? Charles ?
Puis elle ajouta :
— Pardon. Pardon.
— Remettez-vous, madame, fit-il, doucement, expliquez-vous.
La marquise regarda Fantômas dans le blanc des yeux, avant de déclarer comme dans un cri :
— Je suis Antoinette.
— Ah ?
— Mon nom de jeune fille est Antoinette Linder.
— Ah, répéta Fantômas qui craignait toujours de se compromettre. Il se rendait compte que sans doute, pour le vrai Pradier, cela signifiait quelque chose. Cela va mal finir, pensait-il. Mais le pseudo Pradier, décidément, avait toutes les chances pour lui. La marquise, en effet, s’était déjà reprise :
— Hélas, je comprends, Linder cela ne vous dit rien, mon pauvre Charles.
Là, elle avait saisi les mains de Fantômas et elle les étreignait de toutes ses forces.
— C’est une folle, pensa le bandit, que faire ?
— Écoutez, continuait la marquise, je vais tout vous dire, il y a trop longtemps que ce secret m’étouffe. Ma mère, il y a quarante ans a mis au monde un enfant. À cause d’un père terrible et du qu’en dira-t-on, elle a dissimulé la chose, abandonné son enfant. Le père de ce fils lui avait donné son nom mais a péri dans un accident, quelques jours après la naissance. Puis, Maman s’est mariée. Elle a eu une fille, Antoinette, c’est moi. Je n’ai appris l’existence de ce frère aîné que sur son lit de mort : — Écoute Antoinette, m’a dit Maman, tu hérites de ma fortune entière. Tu apportes à ton mari un capital d’un million. Mais ton frère, qui n’est pas reconnu par la Loi, a droit à la moitié de la fortune que je te remets. Jure-moi que si tu le retrouves, tu lui rendra cette fortune. Or ce frère, monsieur le juge, s’appelle Charles Pradier.
Et, dans un élan spontané, irrésistible, la marquise de Tergall se jeta au cou de Fantômas, suffoqué, et sanglota penchée sur son épaule.
— Mon frère, balbutiait-elle, à travers ses sanglots.
Fantômas s’efforçait de rendre à celle qui venait si inopinément de se révéler comme sa sœur, ses effusions et ses tendresses.
Et Fantômas se disait que, bien souvent, les romanciers mettent à la torture leur imagination pour trouver des situations ahurissantes, alors qu’en regardant autour d’eux, les accidents de la vie humaine les combleraient.
Mais déjà Antoinette se ressaisissait :
— C’est vous, c’est toi, murmura-t-elle, qui as arrêté mon mari. Qu’allons-nous devenir ?
— Il m’est impossible comme magistrat d’instruire un procès dans lequel mon beau-frère…
— Taisez-vous, tais-toi mon frère. Il ne faut pas qu’on le sache. Car on saurait notre parenté, et cela ne doit pas être. Mon mari doit ignorer ton existence, et il ne doit pas savoir la faute commise par Maman. La part de fortune que je te dois, je te la restituerai, par donation ou testament suivant que je serai encore vivante ou morte, mais, en souvenir de notre pauvre mère n’exige pas cette restitution tant que mon mari sera vivant.
— Tant que son mari sera vivant, se répétait Fantômas, qui songeait aux cinq cent mille francs que venait de lui offrir Antoinette de Tergall.
Mais, celle-ci poursuivant sa pensée, reprenait :
— Dire que Maxime est prisonnier.
Puis, suppliante :
— Il faut que tu l’acquittes, que tu gardes cette instruction et que tu rendes sa liberté à Maxime. Il est innocent, je te le jure. C’est cette femme, c’est Chonchon qui a tout fait. Oui, tout.
— Des preuves, murmurait Fantômas hésitant, il faudrait des preuves, ah, évidemment si nous en avions.
— Jérôme Fandor va les fournir, ces preuves qui feront éclater l’innocence de Maxime.
La porte du cabinet du juge d’instruction s’entrouvrit, le greffier s’introduisit dans la pièce.
— Monsieur le juge, fit-il, ce journaliste est là.
— Jérôme Fandor ? interrogea Fantômas.
— Oui, monsieur Pradier.
— Eh bien, qu’il entre.
Fantômas, à contre-jour, guetta son plus terrible adversaire après Juve.
Fandor pénétra dans le cabinet.
Ses yeux perçants et inquisiteurs s’arrêtèrent quelques secondes sur le visage immobile du nouveau juge d’instruction. Fandor ne manifesta aucune surprise, puis, s’étant incliné respectueusement vers la marquise de Tergall, il dit :
— Vous m’avez fait demander, monsieur ? Je suis à vos ordres.
— Monsieur Jérôme Fandor, permettez-moi tout d’abord de vous féliciter. Je vous connais déjà de réputation. Je sais votre habileté professionnelle. On vient de me dire que ce matin, de très bonne heure, vous aviez procédé, au risque de me couper l’herbe sous le pied, à une enquête minutieuse.
— Non, monsieur le juge, je me suis contenté de faire quelques observations et le hasard m’a permis de les communiquer à madame.
— Vous avez relevé dans la clairière où s’est déroulé le drame des traces de pas de femmes, dites-vous ?
— Oui monsieur. Ces traces sont constituées par des empreintes de souliers tels qu’ils ne peuvent chausser qu’un pied féminin, ces souliers sont d’ailleurs d’une exiguïté qui prouve que la femme qui les chausse habituellement ne doit pas être très grande.
— Et vous en avez conclu que ces traces ont été laissées par une certaine demoiselle Chonchon, maîtresse à la fois de M. Chambérieux, la victime, et du marquis de Tergall, l’assassin présumé ?
— J’ai simplement relevé cette coïncidence, que ces empreintes féminines correspondent assez exactement avec celles laissées par les bottines de M lle Chonchon dans son jardin.
— Bien. N’avez-vous pas remarqué autre chose, monsieur Fandor ?
— Si, monsieur, poursuivit le journaliste, j’ai remarqué que les arbres de la clairière où s’est produit le drame portent en certains points de leur écorce des éraflures. Ces éraflures, s’élèvent au-dessus du sol à une hauteur de un mètre cinquante environ.
— Et qu’en concluez-vous ?
— Primo que ces éraflures proviennent des plombs de la cartouche avec laquelle on a tiré sur Chambérieux. Comme il est d’usage lorsqu’on tire un coup de fusil d’épauler son arme, j’en conclus, vu la hauteur des écorchures, que la personne qui a tiré n’est pas d’une taille très élevée.
— Avez-vous remarqué quelque chose d’autre ?
— Ma foi non.
— Dans ce cas, poursuivit le faux juge d’instruction, permettez-moi de vous interroger ?
— À votre aise, dit le journaliste.
— Monsieur Fandor, demanda Fantômas, avez-vous remarqué la nature du sol, dans la clairière ? Est-ce un sol très mou ? très dur ?
— C’est un sol plutôt dur.
— Je prends note. Permettez-moi encore cette question : en ce qui concerne les empreintes des chaussures de femme, avez-vous remarqué si elles étaient superficielles ou nettement accusées sur le sol ?
— Elles étaient très apparentes, monsieur le juge, bien enfoncées dans la terre.
— C’est aussi mon avis.