— Mais, monsieur, vous avez remarqué ces traces hier soir, puisque vous paraissez si bien les connaître ?
— Je les ai remarquées hier soir en effet.
— Alors, sourit Fandor, n’avez-vous pas conclu à la présence d’une femme sur le lieu du crime ?
— Si. J’ai été du même avis que vous, mais je ne le suis plus.
— Est-il permis de vous demander pourquoi ?
— Certainement, monsieur Fandor, nous causons officieusement, sans parti pris, et avec le seul désir de faire la lumière. Je vais vous dire ce que je pense : il n’y a pas eu de femme hier, sur le lieu du crime.
— Ah bah.
— Pour cette bonne raison que les empreintes laissées par les chaussures féminines sont beaucoup trop enfoncées, beaucoup trop précises. L’auteur du crime est donc un homme. Un homme qui a eu la présence d’esprit de fixer sous ses propres chaussures ou sous ses pieds nus, peu importe, des bottines appartenant à M lle Chonchon. Celle-ci les a-t-elles prêtées ? On a dû les lui dérober. Dans ce cas, elle se trouverait parfaitement innocentée.
— Et mon mari, monsieur ? interrompit la marquise de Tergall, qu’allez-vous en faire ? ne le croyez-vous pas, lui aussi innocent ?
Fantômas se tourna vers la marquise. Il lui sourit en inclinant la tête :
— Je crois, madame, fit-il, qu’il a de bien grandes chances d’être remis en liberté avant la fin de la matinée. Et voici pourquoi :
Fantômas, désormais, s’adressait à Fandor :
— J’ai pris note, monsieur, déclara-t-il, de votre intéressante découverte sur les écorces des arbres. Il m’apparaît certain aussi, comme à vous, que le coup de feu a été tiré par une personne de petite taille. Or, le marquis de Tergall est un homme grand, très grand même. Ce n’est donc pas lui qui a tiré et j’estime que, vu ses antécédents, son honorabilité parfaite, je ne ferai pas preuve d’indulgence exagérée en le mettant en liberté, ce que je vais faire incessamment. Pour nous résumer, monsieur Fandor, puisque vous voulez bien me prêter votre précieux appui dans cette mystérieuse affaire, je vous propose la conclusion suivante : l’assassin de Chambérieux, vu la subtilité et l’adresse qu’il a déployées, est un professionnel du crime, et ce professionnel du crime est, en outre, un homme de petite taille. Il nous resterait avec ces deux éléments, à nommer l’assassin, pouvez-vous le faire, monsieur Fandor ?
— Non, reconnut le journaliste, pas pour le moment, du moins, mais je vous admire, monsieur le juge d’instruction, je trouve que vous êtes diablement fort.
Fantômas, très maître de lui, tendit la main à Fandor :
— Serrez-la, monsieur, fit-il.
Et, Jérôme Fandor pressa dans les siens, les doigts de celui qu’il prenait pour un magistrat.
19 – JUVE, BAGNARD
— Vous avez une permission de M. le bourgmestre ? Vraiment c’est étonnant. Voilà qui est curieux. En tout cas vous me ferez grand plaisir en me la montrant. Depuis que je suis directeur de la maison d’arrêt de Louvain je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un du dehors, fût-ce le bourgmestre, le ministre de la Justice ou Sa Majesté elle-même, puisse donner à un tiers venant de l’extérieur la permission de visiter un prisonnier.
Le personnage qui prononçait ces mots paraissait sûr de son fait.
C’était un homme jeune, distingué, à l’aspect froid et correct qui adressait ces mots à Jérôme Fandor assis en face de lui dans un élégant cabinet de travail meublé avec goût, voire même avec recherche et qui aurait paru le boudoir coquet d’une jolie femme ou le cabinet de travail d’un poète, n’eussent été les fenêtres grillagées et les murs sinistres que l’on apercevait par celles-ci.
Fandor était gêné de ce début. Non sans peine il avait réussi à s’introduire dans la prison de Louvain et à se faire admettre auprès du directeur. À la vérité il possédait une lettre de recommandation pour ce personnage et cette lettre lui avait été donnée deux mois auparavant ; il l’avait obtenue alors qu’il était en France par l’intermédiaire d’un ami habitant Bruxelles et qui lui avait écrit en lui faisant parvenir ce document :
Mon cher monsieur Fandor, le directeur du bagne de Louvain, M. Van den Goossen est un brave homme, simple et cordial, mais très timoré et la recommandation signée du procureur que je vous joins sera insuffisante si vous n’arriviez auprès du directeur avec beaucoup d’aplomb et si, jouant sur les mots et le sens de la lettre, vous ne commencez pas par lui affirmer avec la plus parfaite audace que cette lettre de recommandation constitue une véritable autorisation de vous laisser communiquer même par-dessus la tête du directeur. M. Van den Goossen sera surpris, mais convaincu sans doute et vous réussirez.
Or, dans l’intervalle qui s’était écoulé entre l’envoi de cette recommandation à Fandor et la venue du journaliste à Louvain, M. Van den Goossen avait obtenu son changement, s’était vu remplacer par M. Huguelmans. Or, autant le premier directeur était un homme susceptible de se laisser intimider, autant M. Huguelmans avait conscience du rôle important qu’il jouait, de l’autorité absolue dont il disposait et Fandor qui ignorait non seulement la mentalité du nouveau chef, mais même qu’il ne s’adressait plus au précédent directeur, avait fort mal engagé son affaire et devant l’accueil qui lui était fait, tout en maudissant sa gaffe, il tenta prudemment de battre en retraite.
— Oh, une permission, je me suis mal expliqué, monsieur le directeur. C’est une recommandation simplement. Je sais en effet que vous êtes le maître chez vous et que nul n’a qualité pour intervenir dans votre administration sans votre assentiment préalable. Voici d’ailleurs cette recommandation.
M. Huguelmans lut la lettre :
— Je comprends, fit-il avec un sourire énigmatique, cette lettre est vieille de deux mois. Elle était adressée à mon prédécesseur, je ne sais pas si je dois la prendre en considération.
Fandor saisit l’occasion pour insister et obtenir la faveur sollicitée.
— Je n’ai pas de veine, pensait-il, il faut que juste au moment où je me présente je me trouve en présence d’un bonhomme imbu de sa personnalité. Mauvais ça.
Et le visage du journaliste trahissait son anxiété.
Fandor, s’il avait su le fond des choses, se serait au contraire félicité de se trouver en face de M. Huguelmans. Car Fandor demandait à voir le prisonnier D. 33. Or, M. Huguelmans, nouveau venu dans la prison, n’avait pas encore eu le loisir d’étudier les dossiers relatifs aux détenus et à ses yeux vraisemblablement le D. 33 n’avait ni plus ni moins d’importance que le A. 32 ou le C. 34, que n’importe quel autre prisonnier.
Or, si Fandor avait rencontré dans ce cabinet directorial celui qui l’occupait précédemment, c’est-à-dire M. Van den Goossen, l’ancien directeur n’aurait jamais au grand jamais, autorisé, malgré son caractère accessible aux recommandations, une communication avec un prisonnier tel que le D 33, dont M. Van den Goossen savait qu’il n’était autre que…
Somme toute, Fandor n’était pas trop mal tombé.
M. Huguelmans, après avoir lu et relu la lettre de recommandation, questionna le journaliste :
— Pourquoi, monsieur, demanda-t-il, désirez-vous voir le D. 33 ?
Fandor avait préparé toute une petite histoire et décidé au préalable de cacher au directeur de la prison sa qualité de journaliste :
— Mon Dieu, monsieur le directeur, voici ce qui m’amène : je suis professeur de langues vivantes et attaché à l’Université de New York, où je fais des études sur l’anglais du Moyen Âge. J’ai eu l’occasion, me trouvant à Rome, de découvrir chez un bouquiniste le manuscrit d’un auteur écossais, qu’il m’a été à peu près impossible de traduire. C’est en vain que j’ai cherché quelqu’un de capable de le faire et ce n’est qu’à Berlin que j’ai rencontré un savant. Il n’a pu le traduire non plus, mais du moins m’a appris qu’il existait à la prison de Louvain un homme, un érudit, traducteur distingué et que seul cet homme pourrait me donner satisfaction.