— Quoi ?

— Oh, ce serait trop long à raconter. Qu’il vous suffise de savoir ceci : hier, au moment même où votre ordonnance d’extradition était définitivement mise en règle, je suis arrivé à prendre un chapeau melon ayant incontestablement appartenu au juge d’instruction Pradier. Or, Juve, ce chapeau, ce chapeau truqué, ce chapeau que j’ai ramené à sa véritable dimension en enlevant des bandes de papier qui en garnissaient la coiffe, ce chapeau m’a convaincu que le Pradier, le Charles Pradier de Saint-Calais, avait la tête plus petite que le Charles Pradier de Mont-de-Marsan.

— Mon Dieu, tu vas me rendre fou avec tes histoires, Fandor, qu’est-ce que tu veux dire ? Parle.

Mais Fandor ne répondit pas.

L’un des gendarmes venait de se remuer, d’ouvrir les yeux. Juve et Fandor, toutefois, après quelques minutes d’intense émotion, se rassurèrent. Le gendarme ayant jeté un regard soupçonneux autour de lui n’avait rien aperçu de suspect, referma les yeux, se remit à ronfler.

Jérôme Fandor reprit :

— Voilà, Juve. C’est quelque chose de grave, de terrifiant, et je vous prie de noter que je n’en suis pas certain. Toutefois, il était bon de vous prévenir.

— Parle.

— Eh bien, Juve, je suis persuadé que le Pradier, le Charles Pradier qui est à Saint-Calais, est un faux Charles Pradier. Qui est-ce ? Je n’en sais rien, je n’ose pas l’imaginer.

— Pourtant, ça ne peut pas être…

— Juve, retenez bien ceci : le Pradier qui est à Saint-Calais a tout fait au monde pour que vous ne soyez pas extradé, ce qui est déjà grave. Ensuite, il a remis hier en liberté, j’ai pu m’en assurer, deux individus qui sont en ce moment en train de vous attendre à Connerré, et qui n’ont qu’un but : tenez-vous bien, Juve, vous empêcher de parvenir jusqu’à Saint-Calais.

— Mais tu parles chinois, sapristi.

— Je ne parle pas chinois du tout, je parle français. Juve. Je vous dis que, soupçonnant Charles Pradier d’avoir des raisons spéciales pour ne point vouloir que vous soyez extradé, je me suis arrangé pour surveiller ses faits et gestes. Il a remis en liberté, hier, l’apache Bébé et l’autre que nous connaissons sous le sobriquet de l’Élève. Ces deux individus sont décidés à vous faire évader d’abord, à vous tuer ensuite, et si moi je suis ici, mon brave Juve, c’est tout simplement parce qu’il me semble absolument nécessaire que nous évitions votre évasion d’abord, votre assassinat ensuite.

— Mais enfin, comment vas-tu faire ? comment pensent-ils me faire évader ?

— Ne vous inquiétez de rien.

Le journaliste ne put ajouter un autre mot, le train s’immobilisa à l’entrée d’une station, les gendarmes se réveillèrent, les gendarmes de Juve, hélas, car ceux de Fandor n’eussent pas été gênants, ils se réveillaient si bien que les deux amis ne purent plus échanger la moindre parole.

***

— Cavale voir un peu, mon poteau, viens-t’en jusque sous ce wagon ; d’abord on sera à l’abri, et ensuite on pourra surveiller l’arrivée du train, sans se faire remarquer. T’as toujours ton rigolo ?

— Bien entendu, Bébé, t’occupe pas des détails. Jaspine-moi plutôt c’que t’as fini par décider.

On arrivait en gare de Connerré.

Il était à peu près onze heures et demie, rares étaient les voyageurs qui attendaient le rapide de Paris.

Or, tandis que les rares personnes qui pensaient prendre le rapide de Paris faisaient les cent pas, luttant péniblement contre le froid et la pluie sur le quai, deux nommes, à une centaine de mètres de la gare, venaient d’enjamber la haie longeant la voie et se dirigeaient, ainsi que l’avait proposé l’un d’eux, vers un wagon de marchandises qui allait leur servir à la fois à se dissimuler et à se mettre à l’abri.

Ces deux hommes n’étaient autres que Bébé et l’Élève, les deux envoyés de Fantômas, chargés de faire évader, puis de tuer Juve, Juve arrivant entre les deux gendarmes de la prison de Louvain.

Comment étaient-ils là ?

— Jaspine-moi donc ton plan, répétait l’Élève, qui, tout comme son compagnon Bébé, venait de s’étendre à même le ballast, sous le wagon de marchandises d’une voie de garage.

Bébé ne se fit pas prier. Il était d’ailleurs très fier de la façon dont il avait combiné l’exécution des ordres de Fantômas.

— Mon vieux, répondait-il, j’m’en vas te cracher la chose en deux secs et raide comme balle encore. Tu vas voir si c’est du fumier de moineau, et si on est à la hauteur, quand y s’agit d’travailler.

— Vas-y, jaspine.

— Mon vieux, sitôt lâché par Fantômas, par ce vieux copain de juge d’instruction, je me suis dit : « Faut que je me rancarde ». Bon écoute voir comme j’ai été malin. Y avait à Saint-Calais le journaleux Jérôme Fandor. J’ m’abouche avec lui, je lui paie une fine, il m’en paye une autre. Bref, mon vieux, sans avoir l’air de rien, j’obtiens tous les renseignements que je voulais. « Fantômas, qu’il m’a dit, va arriver ici venant de Paris. Il arrivera soit par le train de onze heures, soit au train de onze heures trente. » S’il arrive par l’express d’onze heures, ma foi, mon poteau, les gendarmes le feront descendre. Il prendra la correspondance du train de Saint-Calais et nous n’aurons qu’à nous débrouiller pour le faire filer et le zigouiller, entre Connerré et Saint-Calais. S’il arrive, au contraire, par le train de onze heures trente, c’est-à-dire s’il n’est pas dans le train de onze heures, comme il n’y aura plus de correspondance pour Saint-Calais, les gendarmes le conduiront jusqu’au Mans, où il passera la nuit. D’où demain matin, on le dirige sur Saint-Calais. Dans ce cas, mon vieux poteau, faudra que nous l’évadions, soit ce soir avant qu’il arrive au Mans, soit demain, dans le trajet du Mans à Saint-Calais. T’as compris ?

— C’est bon. T’es bien renseigné, seulement on ne sait pas avec tout ça si ça sera bien commode pour le tirer des gendarmes.

— Oh ça va bien, pour ce qui est de le faire évader, c’est pas la mer à boire, mon vieux, puisqu’on se fout d’être arrêtés, étant donné qu’on sera conduits devant Fantômas, pardon, devant m’sieur Pradier, et que ça sera comme qui dirait une arrestation pour la frime.

Du train de onze heures, nul prisonnier, nul gendarme n’était descendu. Il était maintenant onze heures vingt. Bébé, qui sommeillait toujours étendu à côté de l’Élève, sous le wagon de marchandises, réveilla son copain :

— Hé l’Élève, faudrait voir à radiner maintenant vers la station. Puisqu’y avait personne dans le train de onze heures, nous sommes sûrs de le trouver dans le onze heures trente, on a pus que dix minutes, faut se grouiller, mon vieux.

En effet l’Élève et Bébé réussissaient tout juste à parvenir sur les quais de la gare de Connerré, étant obligés de faire un long détour pour ne point être remarqués des employés de la station, car le rapide de onze heures trente apparaissait au loin. Il entrait en gare. Il s’arrêtait, crachant la vapeur, sifflant, s’époumonant, et soudain emplissant de vie et de mouvement la petite station, quelques minutes auparavant déserte et silencieuse.

— Magne-toi, hurla Bébé à l’Élève, tout en courant le long du convoi. Faut qu’on zyeute le wagon ousque sont les gendarmes. Histoire de monter dans le compartiment d’après. On fera le coup en pleine marche, en passant à contre-voie.

Les deux apaches coururent à perdre haleine, le long du rapide, et puis soudain. Bébé empoigna l’Élève, le jeta de force presque dans un coin d’ombre de la gare.

— Hé pas de blague, zyeute-moi ça. V’là les pandores qui se gourent.

Du doigt, Bébé désignait à l’Élève, qui ne comprenait plus rien à l’aventure, deux gendarmes occupés à faire descendre un prisonnier d’un wagon de seconde classe.

— Tiens, mon poteau, continuait Bébé, c’est du nanan pour nous, tu comprends l’histoire, les gendarmes se gourent, mon vieux, que j’te dis, ils font descendre leur Fantômas ici, en s’imaginant qu’il y a encore une correspondance pour Saint-Calais. Mon vieux, quand le rapide va être parti, ils vont être en carafe dans le patelin, et si jamais ils ont l’idée de s’en aller à pied, tu parles qu’on aura des facilités pour réussir notre combine.


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