— Moi, songeait Juve, avec un sourire amusé, on me ramène de Belgique et par conséquent il est tout naturel, étant donné la haute personnalité que j’incarne en passant pour Fantômas, que l’on me fasse l’honneur d’un transport par voie ferrée, mais lui, s’il n’avait qu’une peccadille à expier, on l’enverrait par la route, de brigade en brigade. Pour que les deux gendarmes l’escortant prennent ainsi place dans le train, il faut que ce soit un coupable d’importance.
Juve, ayant suffisamment examiné son voisin, passa à l’observation toute naturelle des deux gendarmes qui l’accompagnaient, et qui, maintenant, discutaient fort avec ses deux propres gardiens.
Or, Juve les voyait mal. Les deux nouveaux militaires en effet ayant trouvé les deux premiers coins opposés à ceux qu’occupaient les prisonniers pris par les deux gendarmes de Juve, s’étaient installés sur les banquettes entre les prisonniers et leurs collègues.
Comme ils discutaient, ils tournaient tout naturellement le dos à Juve qui ne pouvait voir d’eux que leurs uniformes vraisemblablement neufs et, en tout cas, superbes, aveuglants de boutons de cuivre astiqués.
Juve, ne pouvant apercevoir le visage des deux pandores, machinalement écoutait leur conversation. Les quatre gendarmes échangeaient des confidences, relativement à leurs prisonniers :
— Nous, disait le brigadier qui avait charge de Juve, nous, c’est un costaud qu’on accompagne jusqu’à Connerré, c’est le fameux Fantômas.
— Hé, hé, répondait l’un des gendarmes qui convoyaient l’autre prisonnier, paraît alors que ça va chauffer à Saint-Calais. Car nous, l’apache qu’on y conduit – car on va aussi à Connerré, – c’est comme qui dirait un complice aussi à Fantômas. Mais un petit complice, un tout petit complice en somme, et la preuve c’est que Fantômas, vous le voyez, ne le connaît pas.
Le train roulait toujours. Juve, commençant à trouver monotone d’observer alternativement le repos indifférent de l’individu qu’il avait en face de lui, et l’agitation des gendarmes, toujours occupés à causer, finissait tout tranquillement par décider de fermer les yeux, de s’endormir, de prendre un peu de repos.
— Après tout, songeait l’excellent policier, la journée de demain va être rude, il n’est pas mauvais que je m’y prépare en m’accordant un bon somme.
Juve se rencogna donc, s’étendit, commençant à s’assoupir, et cela d’autant plus béatement qu’à la même minute les quatre gendarmes, profitant de ce que le train filant à toute allure, ils ne pouvaient redouter aucune tentative d’évasion de la part de leurs prisonniers, venaient d’abaisser le rideau bleu tamisant la lumière de la veilleuse. Eux aussi allaient dormir.
Or, quelques minutes plus tard, comme Juve, éreinté par le long voyage qu’il avait fait depuis Louvain, s’assoupissait, il eut nettement l’impression qu’il rêvait et, chose curieuse, il avait en même temps conscience de son rêve. C’était une sensation si bizarre, si surprenante, que brusquement le policier se réveilla.
— Ah çà, songea-t-il, voilà que j’ai le cauchemar, il m’a semblé qu’on m’appelait, et qu’on m’appelait par mon nom.
Juve ouvrait les yeux, regardait d’un regard étonné l’aspect paisible du wagon. À coup sûr, il venait d’être victime d’un songe, car tout le monde dormait, les quatre gendarmes ronflaient à l’unisson, le prisonnier qui faisait face à Juve respirait régulièrement, lui aussi endormi, sans nul doute.
— Je deviens somnambule, murmura Juve en bâillant. Encore un signe de vieillesse.
Et Juve referma les yeux. Or, le policier n’était pas encore rendormi qu’il entendait distinctement, bien que très faiblement, une voix murmurer :
— Juve, réveillez-vous donc, marmotte que vous faites. Imbécile que vous êtes, réveillez-vous donc, Juve.
De saisissement, Juve faillit sursauter. Par bonheur, il songea que la prudence est une vertu, et il demeura immobile.
La voix reprenait d’ailleurs :
— Juve, vous n’avez pas besoin de faire des yeux ronds et de paraître complètement abasourdi, Juve, écoutez-moi donc, sapristi.
Cette fois, le policier comprit qu’il ne rêvait pas.
— Ah çà ! qu’est-ce qui m’adresse la parole ? Qui est là ?
— Moi.
— Qui ?
— Moi.
— Qui, encore ?
— Fandor.
— Où es-tu, Fandor ?
— En face de vous.
Et alors, avec un imperceptible sourire, Juve comprit que le prisonnier, l’infect voyou que deux gendarmes avaient amené dans son compartiment, n’était autre en effet que son intrépide ami Jérôme Fandor.
À la façon d’un dormeur qui s’installe tout tranquillement pour passer la nuit le plus confortablement possible, Fandor venait en effet de se retourner un peu ; il mettait sa casquette sur son visage, tournait la tête, les gendarmes ne pouvaient plus voir sa physionomie. En revanche, Juve, maintenant, reconnaissait parfaitement le visage de son ami.
Fandor semblait du reste s’amuser infiniment.
— Et voilà, mon vieux Juve, voilà comment on a des hauts et des bas dans l’existence. Nous nous sommes connus, il n’y a pas encore bien longtemps, voyageant dans le train de luxe pour regagner le Casino de Monte-Carlo où nous allions tous deux faire la noce. Aujourd’hui, vous et moi, nous nous retrouvons entre deux gendarmes… Que voulez-vous ? Il faut se faire une raison, Juve.
— Assez, Fandor. Dis-moi plutôt comment il se fait que tu es arrêté. La dernière fois que je t’ai vu, à la prison de Louvain, rien ne laissait supposer…
— Allons, Juve, un peu de patience, et ne m’interrogez pas. Je vais tout vous expliquer. D’abord, je ne suis pas arrêté.
— Pas arrêté ? Qu’est-ce que tu me chantes ? Ces deux gendarmes qui t’accompagnent ?
— Ces deux gendarmes, ne sont pas des gendarmes, mais bien vos excellents amis, nos excellents complices, Léon et Michel, déguisés en gendarmes, tout comme je suis déguisé, moi, en prisonnier.
— Léon et Michel ? Ah çà, mais je deviens fou.
— Le fait est, avoua le journaliste, que vous pouvez être surpris. Bon, écoutez-moi, Juve, les minutes pressent, car, après tout, on ne sait pas ce qui peut arriver. Vos deux gendarmes peuvent se réveiller, il faut que je vous mette au courant. Mon bon Juve, quand je vous ai vu à Louvain, vous m’avez dit : « Obtiens coûte que coûte que je sois rapidement extradé. » Bien. Je me suis démené. L’ordonnance d’extradition a été signée il y a cinq jours. C’est pourquoi vous êtes extradé.
— En effet. J’ai parfaitement deviné que c’était à tes démarches que je devais d’être enfin extrait de la prison de Louvain.
— Bougre de nom d’un chien, ne m’interrompez pas. Votre ordonnance d’extradition signée, Juve, je rapplique immédiatement à Saint-Calais pour surveiller la marche des événements. Or, savez-vous ce que je découvre à Saint-Calais ?
— Non. Quoi ?
— Que le juge Pradier a la tête trop petite.
Et comme Juve se taisait, l’air abruti, par l’extraordinaire affirmation de Jérôme Fandor, le journaliste poursuivit :
— Parfaitement. Mais il faut que j’éclaire ma lanterne. Mon bon Juve, quand les affaires de Saint-Calais ont commencé, il y avait un juge d’instruction qui s’appelait M. Morel. À ce juge d’instruction mis à la retraite a succédé un autre juge d’instruction nommé Charles Pradier. Je ne vous cacherai pas que, les premiers jours, ce Charles Pradier a été extrêmement sympathique. Une semaine pourtant après sa nomination, je ne pouvais plus le sentir.
— Je ne comprends rien du tout à ce que tu me racontes.
— Ça ne fait rien, écoutez-moi toujours. Donc ce Charles Pradier m’est devenu antipathique, et cela pour deux raisons : la première, qu’il refusait de se laisser interviewer par moi, qu’il me fuyait presque, la seconde, qu’il mettait une mauvaise grâce extrême à presser votre extradition. Comprenez-vous, Juve ?
— Je vais peut-être comprendre.
— De là à me méfier de ce Pradier, il n’y avait qu’un pas. Ce pas, si j’ose dire, je l’ai sauté à pieds joints. À ce moment, dans l’ombre, sans avoir l’air de rien, j’ai multiplié les enquêtes. On m’a vu à Mont-de-Marsan, poste précédent du nommé Pradier, où j’ai appris bien des choses intéressantes.