— Bien. Était-ce votre ami Julot qui se trouvait entre les mains des gendarmes ?
— Mais non, s’écria Bébé, mais non, monsieur le juge, et c’est ça le plus embêtant, ou le plus rigolo de toute l’affaire. C’est qu’en somme nous sommes venus nous mêler d’une histoire qui ne nous regardait pas. Car le prisonnier de MM. les gendarmes n’était pas notre ami. Il s’est sauvé sans qu’on ait de nouvelles de lui. Sans même que, par politesse, il soit venu nous donner un coup de main pour nous aider à nous débarrasser de MM. les gendarmes.
— En somme, le prisonnier s’est enfui, et, par son attitude, il semble qu’il ait été très heureux de vous voir pincés à sa place.
— C’est précisément comme vous dites.
Fantômas interrogeait encore, le regardant dans les yeux :
— Et vous ne le connaissez pas du tout cet homme ? Cet évadé ? Vous n’avez aucune idée de qui cela peut être ?
Fantômas s’aperçut que Bébé avait bien quelque chose à répondre, mais qu’il hésitait à le faire, ne sachant pas si cette réponse, le juge Pradier pouvait l’entendre, ainsi que les gendarmes et le greffier, ou s’il valait mieux la réserver à Fantômas tout seul. Le faux juge comprit l’interrogation muette de son complice.
L’ayant regardé fixement, il abaissa ensuite lentement les paupières, pour lui dire qu’il pouvait parler.
Puis il déclara à haute voix :
— Bébé, si vous savez quelque chose, dites-le, la justice vous tiendra compte de votre sincérité.
— Eh bien, déclara brutalement l’apache, j’aime autant ne pas vous le cacher plus longtemps, monsieur le juge, j’ai comme une vague idée que le prisonnier de ces messieurs, c’était une personne que j’ai déjà vue ici, à Saint-Calais, un jeune homme à la petite moustache blonde, qui écrit dans les journaux, j’ai même entendu dire qu’il s’appelait Jérôme Fandor.
Fantômas ne tressaillit pas, mais il sentit soudain une sueur froide qui perlait à son front.
Certes, il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même s’il trouvait que Bébé avait trop parlé, car c’était lui qui l’avait invité à le faire.
Fantômas ne regrettait pas cette révélation de son complice, mais il sentait que désormais il allait être obligé d’interroger les faux gendarmes et de les contraindre à déclarer pourquoi ils emmenaient dans la nuit sombre le journaliste Jérôme Fandor.
Qu’allait-il résulter de cette enquête ?
Fantômas, qui tout en écoutant parler Bébé, ne perdait pas de vue Léon et Michel, constatait qu’au nom de Fandor les deux hommes avaient tressailli, manifesté une certaine gêne. Fantômas, une seconde, hésita. Malgré toute sa perspicacité et sa présence d’esprit, il se demanda ce qu’il convenait de faire, comment orienter son instruction. La situation était désormais pour lui confondante, inextricable.
Depuis trois heures déjà l’enquête durait, trois heures pendant lesquelles Fantômas était demeuré face à face avec Léon et Michel. Il avait jusque-là bénéficié de la pénombre, restant toujours obstinément assis à contre-jour, mais la nuit arrivait. On allait allumer les lampes. L’obscurité dont profitait jusqu’alors Fantômas allait disparaître. Peut-être les faux gendarmes finiraient-ils par s’apercevoir qu’ils étaient en face de celui qu’ils poursuivaient : du terrible et du cruel bandit.
Tandis que Fantômas réfléchissait, se demandant ce qu’il allait faire, la porte de son cabinet s’entrebâilla, le procureur général passa la tête :
— Je vous demande pardon, fit-il, je croyais que vous aviez terminé.
Le faux Pradier saisit l’occasion au vol :
— J’ai terminé en effet, monsieur le procureur général.
Puis il ajouta, en considérant son entourage :
— L’instruction est achevée pour aujourd’hui. Gendarmes, faites écrouer les prévenus à la prison de Saint-Calais. Vous regagnerez ensuite votre brigade. L’instruction est close pour ce soir.
Encore une fois, Fantômas ne compromettait rien, il gagnait du temps. La journée était terminée et il restait encore une matinée pour se tirer définitivement d’affaire.
— Je suis maître du terrain, se disait le bandit. Demain, j’aurai une fortune, demain je serai enfin vraiment libre. Encore cette fois, l’avenir m’appartient.
28 – UN ÉTRANGE PRISONNIER
— Avancez, prisonnier.
Juve, docilement, sans paraître se soucier des regards curieux que lui lançaient les voyageurs stationnant sur le quai de la gare du Mans, avança de quelques pas, toujours escorté des deux gendarmes qui avaient charge de le conduire au Parquet de Saint-Calais.
La veille au soir, le policier, non sans une certaine inquiétude, avait vu son inséparable ami Jérôme Fandor descendre en gare de Connerré, accompagné de Léon et de Michel.
— Que diable va-t-il faire là ? avait pensé Juve… Pourquoi descendent-ils ici ? Régulièrement, je dois aller passer la nuit à la prison du Mans, et n’arriver que demain à Saint-Calais. Fandor fait une imbécillité en descendant en cours de route. Il devrait rester avec moi jusqu’à l’arrivée de mon train au Mans.
Juve, pour raisonner de la sorte, supposait – ce qui était exact – que si Fandor avait pris la peine de se déguiser en prisonnier, c’est qu’il avait l’intention de créer prochainement une confusion de personnes.
Juve, malheureusement, ne pouvait questionner son ami, ne pouvait savoir de lui le plan auquel il s’était arrêté. Les deux gendarmes, qui s’étaient réveillés, étaient demeurés à causer dans le wagon. Il était impossible aux deux amis désormais de communiquer.
Le policier, en réalité, eût été fort rassuré s’il avait su que Jérôme Fandor avait trouvé moyen d’entrer en relation avec l’apache Bébé, et de lui persuader que l’extradé de Louvain devait descendre du train à Connerré. Il eût alors compris pourquoi Fandor descendait à cette petite station, comment de la sorte il était certain d’y attirer sur ses traces les deux apaches décidés à organiser l’évasion du prisonnier, évasion à laquelle Fandor prétendait s’opposer.
Juve conduit au Mans, ne sachant rien de ce qui survenait sur la route de Connerré, c’est-à-dire de l’arrestation de Bébé et de l’Élève, passa une nuit détestable, n’osant fermer l’œil et s’attendant aux pires calamités.
Rien ne survint pourtant, de nature à inquiéter le policier. La nuit s’écoula paisible. Au petit matin, les deux gendarmes chargés de son transfert vinrent le chercher, l’emmenèrent à la gare où immédiatement ils s’occupaient de faire viser le permis de circulation qui devait les autoriser à monter dans le train à destination de Saint-Calais.
— Avancez, prisonnier.
Juve suivit ses gardiens.
Mais, après avoir parlé à un employé galonné qui faisant de grands gestes, eut l’air de refuser une faveur extraordinaire, les gendarmes, la mine furieuse, revinrent auprès de Juve :
— Par ici, prisonnier.
Le policier, de plus en plus docile, accompagna les dignes pandores. On allait trouver un autre employé plus galonné encore, mais probablement tout aussi intraitable.
— Retournons, prisonnier.
Pendant près d’une heure, le malheureux Juve, toujours entre deux gendarmes, parcourut la gare du Mans en tous sens et s’assura qu’il y avait bien dans la respectable station de chemin de fer une vingtaine d’employés groupés en une hiérarchie savante, ce qui leur permettait en cas de difficulté avec les voyageurs, de se renvoyer les mécontents les uns aux autres jusqu’à ce que ces derniers fussent littéralement affolés, abrutis, résignés, de guerre lasse, prêts à tout plutôt qu’à obtenir justice.
Or, comme pour la cinquantième fois peut-être, les gendarmes ordonnaient à Juve :
— Demi-tour, prisonnier.
Le policier, qui commençait à être nerveux et n’avait guère l’habitude de perdre ainsi des heures entières sans résultat apparent, se décida à sortir du mutisme qu’il observait d’habitude :
— Qu’est-ce qu’il y a donc, messieurs les gendarmes ? Pourquoi allons-nous visiter successivement tous ces gens à casquette ?