Le brigadier, qui en dépit de son apparence calme amassait dans son cœur, depuis de longs instants, sa bonne dose de colère, éclata.
— Ce qu’il y a, répondit-il, il y a que notre permis n’est soi-disant valable que sur les lignes de l’État. C’est idiot, mais c’est ainsi. Et par conséquent, on refuse de nous le viser pour la ligne, pour le tronçon de ligne Mamers-Saint-Calais, que régulièrement nous devrions prendre à Connerré.
— Je ne comprends pas, faisait Juve.
— Mais c’est pourtant bien simple, repartait le brigadier qui mettait maintenant, à convaincre le malheureux Juve la même fougue impétueuse qu’il mettait depuis une heure à vouloir convaincre les employés de la station du Mans. Notre permis comporte « Paris-Saint-Calais ». Bien ! nous pouvions aller à Saint-Calais par Paris, Bessé-sur-Braye, changement de train, Bessé-sur-Braye-Saint-Calais, pour gagner du temps et obéir aux instructions administratives, nous avons pris la ligne Paris-le-Mans, si du Mans nous voulons rejoindre Saint-Calais, il faut maintenant que nous prenions la route :
Le Mans-Connerré, à Connerré, changement de train, Connerré-Saint-Calais. Or, l’embranchement Connerré-Saint-Calais ne dépend pas de l’État et l’on nous refuse le passage.
Juve, pour toute réponse, se contenta de sourire. Il n’était pas fâché outre mesure, le policier, à l’idée que des difficultés s’élevaient au sujet de son arrivée à Saint-Calais. Dans la pensée où il était toujours, que Fandor avait dû rater son coup, ne point trouver moyen d’empêcher l’évasion projetée, Juve songeait qu’il était toujours exposé à tomber dans une embuscade. N’était-il pas excellent dès lors que l’itinéraire prévu pour son voyage fût à l’improviste modifié ?
Juve, qui connaissait sa carte de chemin de fer sur le bout du doigt, ne paraissait d’ailleurs pas très embarrassé par le problème que lui soumettait implicitement son gendarme.
— Eh bien, brigadier, répondait Juve avec une parfaite tranquillité, puisque nous ne pouvons pas emprunter la ligne Mamers-Saint-Calais, il n’y a qu’à changer l’itinéraire.
À cette proposition inattendue, le gendarme, mis hors de lui, trépignait presque sur place :
— C’est cela, faisait-il, tremblant de colère, vous me proposez d’aller à pied de Connerré à Saint-Calais, eh parbleu, il y a longtemps que ce serait fait si je n’avais pas un ordre formel de l’administration pénitentiaire. On doit vous transférer par le train, je ne puis pas changer quoi que ce soit à cette consigne. Ainsi…
Juve ne laissa pas le gendarme achever :
— Transférez-moi par le train, proposa-t-il, faisant preuve d’une amabilité extraordinaire, mais passons par un autre itinéraire, vous dis-je, du Mans allons à La Châtre, de La Châtre à Bessé-sur-Braye, de Bessé-sur-Braye à Saint-Calais.
Juve avait soudainement trouvé le moyen de ramener la tranquillité dans l’âme du gendarme.
— Ah parbleu, ma foi, oui, s’exclama le brigadier, je ne pensais pas à cette combinaison. Elle est tout simplement merveilleuse. Ma parole, prisonnier, c’est très fort, ce que vous venez de proposer là. Très fort.
Le brave homme n’en dit pas plus. Mais il était évident qu’il était très satisfait d’avoir enfin découvert un procédé qui lui permît, sans bourse délier, de transiter son prisonnier en respectant les ordres administratifs. Ce contentement de gendarme se manifesta bientôt d’une façon sensible que Juve apprécia fort. Comme après deux heures de trajet, le petit groupe composé du policier et des deux gendarmes roulait aux environs de Bessé-sur-Braye, le brigadier autorisa son prisonnier à fumer une cigarette.
— Décidément, prisonnier, je crois que maintenant, dans trois quarts d’heure nous serons rendus à destination.
— Je le crois aussi, brigadier.
Après de multiples changements de train, fatigués, mais satisfaits, les deux gendarmes et le policier venaient, à Bessé-sur-Braye, d’embarquer dans le tortillard qui mène à Saint-Calais.
Ils avaient encore trois quarts d’heure de route à faire, mais trois quarts d’heure de route facile puisque maintenant aucun changement de train n’était plus nécessaire, puisque le compartiment dans lequel ils se trouvaient allait directement jusqu’à Saint-Calais.
Or, le gendarme n’avait pas fini sa phrase, Juve était encore en train de répondre, que brusquement le train s’arrêta. Il s’arrêta, non pas comme un train s’arrête d’ordinaire, lentement, prudemment, dans le bruit des grincements de frein, mais au contraire brusquement, net, avec une soudaineté qui amena les wagons à se heurter, à s’entrechoquer, et cela si violemment que Juve et les deux gendarmes furent précipités les uns contre les autres, avant qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître.
— Crédibidsèque, cria Juve.
— Bougre de bougre, s’exclamèrent les gendarmes.
Puis, les représentants de la maréchaussée, d’une voix pleine de sollicitude, s’informèrent :
— Vous n’avez rien, prisonnier ?
— Rien, répondait Juve, qui déjà se penchait à la portière, mais je crois bien que si moi je n’ai rien, notre train, lui, a quelque chose.
— Bon Dieu de bon sang de bonsoir, commença le brigadier, on n’y arrivera donc jamais à Saint-Calais.
Le simple gendarme était tout aussi furieux que son chef :
— Sapristi de sapristi, dit-il, des aventures comme celle-là, ça suffirait à vous dégoûter de porter l’uniforme.
Juve était toujours penché à la portière. Les deux gendarmes, un genou sur la banquette, abaissaient les petits carreaux du wagon, regardant eux aussi sur la voie.
Le long du train, un employé courait au loin. Près de la locomotive, on voyait le mécanicien qui s’affairait. Or, plus Juve approchait de Saint-Calais, et moins, en vérité il paraissait avoir conscience des obligations afférentes à sa qualité de prisonnier. Après leur avoir donné le moyen d’atteindre sans trop de longueur le but de leur voyage en passant par La Châtre, il avait acquis la sympathie de ses gardiens et il en profitait.
Juve, en dépit des menottes dont ses mains étaient garnies, ce qui le signalait à l’attention des voyageurs du petit train qui tous étaient aux portières, héla un employé :
— Hé là-bas, mon ami, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ?
L’employé haussa les épaules, et avec un grand geste de doute, répondit :
— Je ne sais pas, il y a une avarie à la machine.
Mais déjà du compartiment voisin, lassés d’attendre, les voyageurs s’empressaient de descendre, désireux de se rendre compte du motif imprévu qui venait d’immobiliser le convoi. Au surplus nul n’ignorait, parmi ceux qui se trouvaient dans le petit tortillard, que les itinéraires de la compagnie étaient complaisants, la discipline tolérante et, qu’en conséquence, le train n’était pas prêt de repartir à l’improviste.
Juve pourtant s’impatientait.
— Ils sont assommants, que diable, murmura-t-il, ces sacrés trains de province.
Puis, brusquement, une idée vint au policier : Ah çà est-ce que l’arrêt du train, par hasard, ne concorderait pas avec les projets d’évasion dont Fandor lui avait parlé ? Il fallait le savoir.
Juve le plus naturellement du monde, comme s’il se fût adressé non pas à deux gendarmes chargés de le mener en prison sous l’inculpation d’être le plus terrible bandit, mais bien comme s’il eût, en réalité conversé avec deux camarades, proposa :
— Dites donc, si nous allions voir ce qui se passe ?
La proposition était faite d’un ton si simple, que les deux gendarmes surpris, ne pensaient même pas à la refuser.
— Si vous voulez, ça passera le temps.
Juve, déjà, ouvrait la portière, et toujours menottes aux mains, suivi de ses deux gardiens, se dirigea vers la tête du train, où s’étaient rassemblés les voyageurs.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda le policier, faisant preuve d’un incontestable toupet et feignant de ne pas remarquer les regards apeurés dont les personnes présentes considéraient ses menottes.