Sous la voûte, au moment où s’achevait l’altercation de Bébé et de sa maîtresse Mirette, ils n’étaient plus que quatre ou cinq.

Soudain, dans l’ombre, Ribonard, qui redoutait évidemment une explication trop précise sur ce que Mirette avait appelé « l’affaire de la gonzesse du Mans », avisa un homme robuste qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

Il interrogea Mirette :

— Qui est celui-là ?

— Un aminche, répliqua évasivement la pierreuse, je le connais pas plus que ça, mais je suis sûre d’une chose : il fait partie des Ténébreux.

5 – JUVE SUR LE SENTIER DE LA GUERRE

Qui était-ce ?

Pour le savoir, il faut remonter à quarante-huit heures en arrière, c’est-à-dire à trois jours après les vols dont avaient été victimes, à Saint-Calais, Chambérieux et son client, le marquis de Tergall.

Ce jour-là vers dix heures du matin, sur la route qui conduit à Bouloire, un homme cheminait lentement, vêtu en ouvrier endimanché, avec à la main une grosse canne de bois non écorcé. Il s’avançait d’une démarche solide et sûre d’homme habitué aux longs parcours à pied.

Son visage énergique et hâlé se barrait d’une épaisse moustache brune cependant que sur son menton s’étalait une barbe taillée en éventail et minutieusement soignée, barbe dont le soin contrastait d’ailleurs avec l’apparence modeste de l’homme qui la portait.

Ce piéton, arrivé à un carrefour, parut hésiter un instant. Il consulta le poteau indicateur, le compara à une carte qu’il tenait à la main, puis, se décida en faveur d’un petit chemin encadré de verdure.

Le voyageur, tout en marchant, pensait :

— Voici décidément mon parcours sur le point de se terminer, espérons que ce voyage si bien commencé ne va pas trop mal finir.

L’homme poursuivait sa route. Au bout d’un quart d’heure environ, il arrivait à un détour du chemin, d’où s’apercevait, par une éclaircie faite dans le bois touffu, la belle propriété du marquis de Tergall.

Le piéton s’arrêta, sortit de sa poche une lorgnette et considéra longuement le château qui se dressait devant lui.

— Pas mal, murmura le voyageur.

Puis il ajoutait, non sans avoir jeté au préalable un coup d’œil circulaire :

— Le marquis de Tergall a l’air d’avoir fait une bonne affaire lorsqu’il s’est marié.

Peu de temps après, quelqu’un sonnait à la façade principale du château. C’était le personnage qui venait de parcourir à pied les quelques kilomètres séparant Saint-Calais du château des Loges.

— Que désirez-vous ? demanda un domestique en venant ouvrir.

L’homme souleva légèrement le chapeau mou qui lui couvrait la tête, et tendant une lettre au laquais :

— Je viens pour voir M. le marquis de Tergall, voulez-vous lui remettre cette lettre ?

— Attendez un instant, déclara le domestique, qui, par prudence, sans doute, refermait la porte, et laissait le visiteur à l’extérieur de la maison.

Onze heures et demie, on attendait le déjeuner. Baptiste, le valet de chambre, curieux comme tout domestique qui se respecte, avait remarqué que l’enveloppe que lui avait remise le visiteur portait l’en-tête commerciale d’une maison d’électricité d’Angers. Le marquis ordonna à Baptiste, étonné :

— Faites entrer ce monsieur, du moins cet ouvrier, dans le petit salon.

Baptiste s’inclina, retourna au perron et avec le respect que lui commandait l’attitude de son maître, il introduisit le visiteur au salon, avant de regagner la cuisine.

Une heure plus tard, le marquis, la marquise et l’électricien, se trouvaient toujours dans le salon.

À une heure moins le quart, cependant, Baptiste quitta le vestibule, pour n’avoir pas l’air d’écouter aux portes. Celle du petit salon venait de s’ouvrir.

La marquise en sortit, elle avait l’air radieux, et, comme sa femme de chambre, Rosa, passait à ce moment à proximité d’elle, Antoinette de Tergall lui annonça avec un sourire aimable :

— Vous m’aviez demandé hier à vous absenter pendant deux jours, et j’avais réservé ma réponse jusqu’à ce matin, eh bien, c’est entendu, Rosa, vous pourrez prendre ce congé. Vous partirez ce soir. Le cocher vous conduira au train, cet après-midi.

Pendant ce temps, le marquis de Tergall reconduisant son visiteur, lui disait à mi-voix :

— Je vous remercie bien sincèrement, monsieur Juve, et je vais faire comme vous le désirez.

Le marquis appuya sur un timbre, une sonnerie retentit à l’office.

— Monsieur le marquis m’a sonné ?

— Oui, Baptiste, voici ce dont il s’agit : Monsieur – et le marquis désignait l’homme avec lequel il venait de s’entretenir pendant si longtemps, – monsieur vient pour étudier un projet d’éclairage du château. Il faut que vous le fassiez déjeuner, puis, vous vous mettrez à sa disposition pour lui montrer toutes les pièces de la maison, les communs et le parc afin qu’il puisse choisir l’endroit où installer le moteur qui nous donnera la lumière électrique. Tenez-vous à sa disposition.

L’ouvrier électricien s’inclina respectueusement devant les châtelains des Loges, puis disparut avec le domestique dans la direction de la cuisine.

Le marquis de Tergall avait dit « monsieur Juve ».

Comment Juve se trouvait-il là ?

Rien de plus simple.

Le Parquet de Saint-Calais avait informé la Sûreté générale, et M. Havard, estimant qu’il s’agissait d’une affaire importante avait aussitôt décidé d’envoyer sur place le plus fin limier de ses services.

Juve était donc parti pour Saint-Calais. Il était arrivé à la gare de la petite ville, par l’express du matin. Ce n’était pas le policier Juve qui avait débarqué, mais un ouvrier endimanché.

Une fois en présence du marquis de Tergall, Juve lui avait déclaré :

— Permettez-moi de faire une enquête chez vous, autour de vous, et ne vous étonnez de rien. Je passerai pour un ouvrier électricien, qui vient étudier l’installation de la lumière électrique dans votre château.

Le marquis de Tergall, ainsi que tout le monde, connaissait Juve de réputation, aussi s’était-il empressé de souscrire au désir de l’éminent policier.

À présent, le policier, démocratiquement installé dans la cuisine, faisait honneur au repas, avec un appétit que sa promenade à pied avait rendu redoutable. En quelques instants, le faux électricien s’était assuré la sympathie de tout le personnel de l’office. Il avait eu le mot pour rire avec Baptiste, le compliment qui touche pour la cuisinière, et le propos galant à l’adresse de Rosa, la femme de chambre.

— Alors, demanda Baptiste, une fois le café avalé, nous allons balader dans le jardin ?

— Ma foi, répliqua Juve, ça n’est pas de refus. Un cigare ?

— Merci bien, monsieur Doublon, dit Baptiste en acceptant le londrès.

— Pourquoi m’appelez-vous M. Doublon ?

— Ce n’est pas votre nom ? Je l’ai lu sur l’enveloppe que j’ai remise au marquis de Tergall,

— Nullement, fit Juve, Doublon c’est mon patron, Doublon et Cie, la grande maison d’Angers. Moi je ne suis que le contremaître, on m’appelle simplement Charlot. Faites donc comme tout le monde.

— Je n’y vois pas d’inconvénient. Charlot, je vous remercie. Un peu de feu ?

Les deux hommes, ayant allumé leurs cigares, quittèrent la maison et se perdirent dans les allées du parc.

De temps à autre, Juve, pour justifier du rôle qu’il jouait, prenait des mesures, notait des chiffres sur son carnet.

De temps à autre, il posait des questions indiscrètes.

— Une bonne place, Baptiste ?

— Peuh, pas mauvaise. On est régulièrement payé et il y a des pourboires au moment de la chasse.

— Le marquis reçoit beaucoup de monde ?

— Cela dépend, suivant la saison. En automne par exemple, ça ne désemplit pas d’invités.

— La grande vie, quoi, mais ça doit coûter joliment cher. Le marquis est riche ?

— Surtout la marquise.

— D’ailleurs le patron m’a dit qu’on pouvait y aller largement pour l’installation électrique. C’est égal, le vol, ça doit faire un trou dans son budget.


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