— Jamais, déclara Juve triomphant, jamais, vous ne quitterez cette maison, car il vous faudrait abandonner votre fils, et vous ne ferez pas cela, je le sais.
12 – LE DOUTE
— 4 h 10, il ne peut plus tarder. Voyons, d’après les renseignements que j’ai reçus il doit porter une barbe noire, des moustaches longues relevées à la Guillaume, et d’ailleurs ce signalement est absolument superflu, car, à coup sûr il sera reconnu, une veste gris bleue, une casquette plate, les mains couvertes de cambouis et d’écorchures, je vais le reconnaître facilement.
Boulevard Arago, dans le renfoncement d’une porte, un homme se tenait dissimulé, évitant soigneusement de se faire voir des passants et les guettant cependant avec une anxiété qui croissait de minute en minute.
Il y avait peu de monde sur le boulevard, la pluie tombait sans discontinuer et le ciel était si noir, si lourd, si bas, que d’une minute à l’autre il allait sans doute être impossible de distinguer qui que ce soit. L’homme qui attendait ainsi était vêtu pauvrement, mais proprement, d’un grand veston, d’une casquette, d’un pantalon taché, de souliers assez grossiers ; il tressaillait soudain :
— Oh, oh, on dirait. Si je ne me trompe pas…
Suivant le trottoir, le collet de la vareuse relevé, la casquette plate enfoncée autant qu’il était possible sur le crâne, marchant vite, un homme venait en tenue de chauffeur d’automobile : il se dirigeait vers la prison de la Santé dont la porte s’apercevait un peu plus loin.
Or, comme le mécanicien allait dépasser l’inconnu qui attendait sous le porche, celui-ci, brusquement, s’avança au-devant de lui, lui barrant le passage :
— M’sieu, appela-t-il d’une voix dolente, faites-moi la charité, donnez-moi vingt sous.
S’entendant héler le mécanicien s’était arrêté, mais il avait repris sa marche :
— Ah bien, ça n’est pas le jour, mon pauvre vieux, si tu crois que j’suis en train de faire des cadeaux, tu te fourres le doigt dans l’œil. Mince, j’ai trop de déveine.
— Vingt sous. Vingt sous seulement. Vous êtes mécanicien, vous gagnez des ors, moi, j’nai rien.
— Va travailler, mon vieux.
— J’peux pas, m’sieu, j’sors de prison, de là-dedans, tenez, de la Santé, on me refuse partout.
— Ah, tu sors de la prison ? interrogea-t-il, eh bien, mon gaillard, tu n’as décidément pas de veine de t’adresser à moi. Moi j’y entre. Je vais me constituer prisonnier.
Le mendiant parut ahuri :
— Vous allez en prison, monsieur ? Qui qu’c’est qui vous y force ?
— Ce qui m’y force ? Je me le demande. Faut même que je sois rudement bête pour m’être laissé faire. Enfin ce qui est, est, et ça ne sert à rien de rouspéter. Et puis ça ne te regarde pas. J’ai pas d’argent à te donner, fous moi le camp.
— Comme ça, c’est-y pour longtemps que vous allez à la Santé ?
— Pour un jour. Jusqu’à demain midi. Voilà. Paraît que j’montais les Champs-Élysées à plus de cent à l’heure. C’est les flics qui ont dit cette imbécillité-là et puis, je ne sais pas, je ne me suis pas défendu à la correctionnelle. Enfin, i’m’ont collé un jour de prison, les salauds.
— Oh, si c’est pour un jour que vous y allez, il n’y a pas tant besoin de se faire du mauvais sang, vous serez quitte demain. Pensez donc, moi j’viens d’en tirer trois berges, ça, ça compte, mais vous, un jour. C’est même pas la peine d’en parler.
— Un jour, tu crois que ça n’est rien toi. Eh bien mon colon, ça me coûte cent francs. Demain, justement j’avais des Américains à conduire à Fontainebleau et cette sacrée machine-là, ça me fait rater l’affaire. Un jour de prison ? bien sûr, ce n’est rien, mais cent francs, ah, nom d’un chien !
Or, comme le mécanicien haussant les épaules, tapant du pied allait définitivement entrer dans la prison pour demander le chemin du greffe et aller purger sa peine, l’inconnu qui venait de le faire bavarder, brusquement, lui posait la main sur le bras, cependant qu’il lui soufflait à voix basse :
— Dites donc. Ça vous coûte cent francs d’être prisonnier demain. Eh bien, moi pour vingt francs, je vous remplace, si vous voulez ? Ça colle-t’y ? Vous me passez vos papiers, je me constitue pour vous et demain, à six heures, vous me donnez les vingt balles. Hein ?
— Tu ferais cela ? toi ?
— Naturliche.
— Et si on est pincés ?
— Oh, il n’y a pas de casse à craindre. D’abord, ce serait moi qui serait pincé et puis pourquoi que je serais pincé ? Acceptez donc, mon prince. Quoi, vingt francs que je vous demande, ça n’est pas cher et des fois, en plus du prix convenu vos clients vous donneront peut-être encore un pourboire. Allons, vous y avez tout intérêt.
— Alors, pour vingt francs, tu consens à faire mon jour de prison ?
— Puisque je vous le dis.
Deux minutes encore le mécanicien hésita, puis il posa la main sur le bras de l’homme :
— Viens, j’paie la goutte et j’te passe les papiers.
***
Trois quarts d’heure plus tard, au greffe de la Santé, dans un petit bâtiment propret situé au fond de la cour d’honneur, derrière les murs ornés de fleurs, l’individu qui se présentait pour se constituer prisonnier n’était autre que le mendiant qui avait sollicité et obtenu de prendre la place du brave mécanicien condamné.
Mais, autant son attitude était humble et apitoyante tant qu’il s’était entretenu avec le chauffeur, autant il le prenait de haut avec les employés de la prison :
— Vous en avez un culot, vous de prétendre encore que je me laisse fouiller et de m’envoyer à la douche et de me faire déposer mon argent, de me traiter comme un assassin. Je ne suis pas un misérable, moi, c’est un jour de prison que je viens faire, je ne veux pas que l’on me touche, le premier qui m’approche…
Les employés du greffe avaient éclaté de rire.
— Après tout, il a raison ce bonhomme, déclarait un gardien-chef, j’comprends qu’il rouspète, moi. Un jour de prison pour excès de vitesse, c’est vexant. Allons, ne te fâche pas mon vieux, on ne te fera pas passer à la douche, parce que c’est toi, seulement ne nous fait pas d’embêtements, hein ? Le règlement, c’est le règlement, faut que tu déposes ce que t’as sur toi.
— Ça, c’est bien dit, du moment que l’on y met les formes, j’veux bien m’laisser faire. Seulement j’veux pas qu’on m’touche, là, c’est mon idée à moi, c’que j’ai, j’vas vous l’donner. Voilà, j’ai rien d’autre.
— Donne ta cravate aussi.
— Ma cravate ? demanda-t-il, pourquoi faire ?
— Pour que tu ne t’étrangles pas avec !
— Ah bien, vous en avez de bonnes, en voilà des rigolos. Que j’vous donne ma cravate ? et puis quoi encore ? Non, je refuse. Vous ne l’aurez pas.
Le gardien-chef ordonna à l’un de ses subordonnés :
— Thomas, enlevez sa cravate.
Alors ce fut épique. L’homme voulut résister. Il n’était pas méchant, évidemment, mais il était en colère.
Bondissant dans tout le greffe, lançant des blagues en même temps que des exclamations de rage, il échappait aux gardiens, bouleversait les bureaux, ne voulait pas se laisser faire. À la fin cependant on s’empara de lui, on lui ôta sa cravate. Et comme après tout il paraissait brave homme, les gardiens ne lui gardèrent pas rancune de son extraordinaire résistance :
— Allons, viens, commanda l’un d’eux. Assez rigolé comme ça. Il est sept heures du soir. On va te boucler, à onze heures et demie demain matin tu seras libre. Eh bien mon vieux, si tous les clients faisaient du foin comme toi !…
À onze heures et demie, en effet, le lendemain matin, l’extraordinaire individu qui avait remplacé le brave mécanicien était extrait de la cellule où il avait passé la nuit, pour être ramené au greffe. Les employés de service n’étaient point les mêmes, on lui rendit sans difficulté ses affaires, on le remit en liberté.
Or, à peine l’homme avait-il franchi la porte de la Santé qu’il traversa le trottoir en courant, héla un fiacre, donna une adresse au cocher et sauta en voiture. Le fiacre n’avait pas démarré, la portière n’était pas retombée que l’homme éclatait de rire :