— De mieux en mieux, murmura Fandor, je suis irrémédiablement fichu.

En dépit de sa résistance, d’ailleurs, la tête commençait à lui tourner. Le sang affluait à ses oreilles qui bourdonnaient, une crampe horrible lui tordait le cou. Il fut sur le point de se laisser aller.

— Je suis perdu, se dit-il.

Il allait ouvrir les mains, se laisser tomber sur le ballast, quand une pensée se fit jour dans son esprit :

— Hélène m’attend ! Manquer le rendez-vous ? jamais !

Fandor, risquant le tout pour le tout, trouva moyen de prendre dans sa poche, une petite lampe électrique qu’il avait emportée par acquit de conscience. Les timides rayons éclairaient un instant le dessous du wagon, le journaliste poussa un soupir de soulagement :

— Allons, le diable est avec moi.

Il laissa tomber la lampe. Il tendit le bras, il réussit un tour de force, et sans même savoir comment il pouvait y réussir, il attrapa une nouvelle tuyauterie, la tuyauterie du lavabo qui, par bonheur, au milieu du wagon rejoignait la timone du frein. Cinq minutes plus tard, Jérôme Fandor à moitié mort, mais sauf, se trouvait à cheval sur les tampons qui séparaient le wagon pénitentiaire des autres wagons.

Le long du wagon, pour la facilité des manœuvres, des crampons de fer saillaient, destinés à permettre aux hommes d’équipes de monter sur la toiture. Jérôme Fandor les franchit, sans plus s’occuper des cahots qui cependant menaçaient à chaque instant de lui faire lâcher prise. On eût juré qu’un homme, dans les conditions où il se trouvait, ne pouvait parvenir sur le toit du wagon pénitentiaire. Fandor lui, s’y hissa en un rien de temps.

Restait le plus difficile. Le toit du wagon, en effet, apparaissait redoutablement lisse. S’y maintenir semblait quasi impossible. Mais à coup sûr, Jérôme Fandor avait prévu la difficulté. De sa poche, il tirait encore une série de cordes, l’une d’elles se terminait par un nœud coulant, il l’envoyait autour du chapiteau formé au centre du wagon par le support de la lanterne.

À plat ventre alors, les bras écartés, les jambes étendues, il avança sur le toit du wagon. Bientôt il eut rejoint le chapiteau de la lanterne. Il l’étreignit de ses jambes nerveuses, puis, tranquillement, ayant atteint le terme de sa course, évidemment renseigné et documenté, il tira de son sac, qu’il parvint à faire glisser le long de son corps, un petit vilebrequin, une scie et il se mit en devoir de découper le toit du wagon.

 ***

Les gardiens dormaient. En tout, vingt-quatre prisonniers et trois prisonnières à convoyer jusqu’à Cherbourg. Les prisonniers étaient pour la plupart des matelots arrêtés à Paris alors qu’ils tiraient une « bordée ». L’autorité civile devait les remettre aux mains des autorités militaires.

Les prisonnières étaient deux femmes arrêtées pour un meurtre commis aux environs de Cherbourg, outre Hélène, Hélène que, pour les besoins de l’instruction, on transférait de Saint-Lazare à la prison de Cherbourg.

Hélène avait éprouvé une joie folle en apprenant son départ.

— Quand on vous transférera, avait dit Fandor, je vous ferai évader, Hélène. Coûte que coûte, je vous ferai évader.

Depuis elle vivait dans cet espoir, avec cette pensée qui ne l’abandonnait pas une seconde. Elle ne voyait pas comment Fandor pouvait réellement la tirer de sa terrible situation, mais du moment qu’il avait promis, il tiendrait parole. Or, jusqu’alors, et il était bientôt minuit, rien n’était venu apprendre à Hélène que Fandor fût réellement en train de préparer son évasion. Montée dans le wagon pénitentiaire en même temps que les deux autres prisonnières, dont l’une n’était autre que la vieille paralytique, Hélène avait été enfermée dans son étroit compartiment et là, elle attendait, presque sans espoir. Et puis soudain, au-dessous de sa tête, juste au sommet de son étroit compartiment, un bruit régulier, continuel, extraordinaire. Hélène se redressa. En un instant, toute son attention se concentra sur ce bruit.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui se passe ? se demanda la jeune fille.

En dépit du bruit de la marche du train, elle entendait nettement le va-et-vient, elle ne pouvait s’y tromper, le va-et-vient d’un outil qui, sans doute, entamait le plafond de sa cellule. Et, dans la pénombre, Hélène se redressa. Elle réussit à s’extraire en quelque sorte de son cachot, s’écorchant les genoux, elle trouva le moyen de se désemboîter de son banc, elle monta dessus, elle passa sa main sur le plafond. Hélène fut sur le point de hurler de douleur. Tâtonnant, sa main avait rencontré un mince outil qui avait transpercé le plafond : la lame d’une scie, et cette scie l’avait coupée.

— Miséricorde, pensa la jeune fille, c’est Fandor, ce ne peut être que Fandor.

À la joie de la délivrance proche succédait pourtant une horrible inquiétude. Fandor, en sciant le plafond, faisait en réalité un bruit croissant. Hélène l’avait entendu, les gardiens allaient l’entendre ! On viendrait, on trouverait le plafond à moitié ouvert. L’évasion serait manquée. Or, à ce moment, comme le bruit redoublait, comme il y avait réellement danger que les gardiens ne fussent attirés par les manœuvres de Fandor, dans la cellule contiguë à la cellule d’Hélène, quelqu’un se mit à chanter à plein gosier.

Et, sans comprendre, ravie pourtant, Hélène pensa :

— Mais c’est la vieille paralytique qui hurle de la sorte. Ah Dieu soit loué ! Si elle continue à faire cette vie, on n’entendra plus Fandor.

***

— Tenez-vous bien, n’ayez pas peur, là, laissez-vous glisser dans mes bras, vous sentez les crampons de fer ? Parfait, le train va tout doucement à cause des travaux, vous allez sauter. Quand je vous le dirai.

C’était chose faite. L’évasion avait réussi.

Hélène, grâce à lui, avait pu se hisser de son wagon. Parvenue sur le toit, les deux amoureux avaient échangé un long, un ardent baiser, puis, sans mot dire, car les minutes pressaient, l’un et l’autre s’étaient remis à fuir.

Fandor avait guidé la jeune fille, il l’avait fait sortir de son compartiment, alors que le train s’engageait dans un long tunnel où les travaux effectués obligeaient le convoi à ralentir. Sans trop de difficultés, Hélène, qui, d’ailleurs, au Natal, avait pris l’habitude des exercices physiques, se laissait glisser comme le lui recommandait Fandor, sur les tampons d’attelage. Fandor, maintenant, examinait autant qu’il le pouvait les dispositions du tunnel.

— Il est très long, expliqua-t-il à la jeune fille, il se termine par une gare, mais nous tâcherons de sortir par la prise d’air qu’il y a au milieu, car, à l’autre extrémité, je sais qu’il y a des ouvriers qui préviennent les trains des travaux. Et maintenant, attention, nous allons sauter.

Il prenait la jeune fille sous le bras, il la maintenait solidement.

— Vous vous pencherez dans le sens contraire à la marche. Vous n’avez pas peur ?

— Je n’ai pas peur, répondit Hélène.

— Vous êtes vaillante, ma chérie. Eh bien, nous sauterons à trois. Je compte : un, deux…

À trois, ils s’élancèrent dans le vide.

Heureusement, Fandor avait merveilleusement choisi son moment. Le train, en effet, ainsi qu’il l’avait prévu, marchait à toute petite allure en raison des réparations effectuées sur la voie. Jérôme Fandor et Hélène évitèrent heureusement d’être jetés sous les roues du convoi. Ils roulèrent bien sur le sol, mais leur chute ne fut pas trop terrible :

— Vous n’avez rien ? cria Fandor.

— Rien du tout, répondit Hélène.

Et, en même temps, avec une gaminerie délicieuse, elle se redressa, elle jeta dans le noir du tunnel où les lumières rouges du train s’éloignaient, un grand cri, un cri de délivrance :

— Vive la liberté !

***

Vingt minutes plus tard, après avoir éprouvé la joie la plus folle au moment où il faisait évader Hélène, Jérôme Fandor était en proie au plus stupide étonnement, et à la plus morne inquiétude.


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