— Oh oh, murmurait-il, en reprenant haleine, voilà décidément que je varie les plaisirs. Ah çà, dans quoi suis-je tombé ?

Mais ce n’était véritablement pas le moment de réfléchir longuement. La nappe d’eau dans laquelle se débattait l’apprenti était glaciale, Riquet sentit qu’à peine d’être rapidement paralysé par le froid, il fallait nager :

— Très joli, le lac, songeait-il en lui-même, mais je voudrais bien savoir où je m’en vais accoster.

Hélas, Riquet n’était pas au bout de ses peines, il n’avait pas fait une vingtaine de brasses, en effet, qu’il avait l’épouvantable angoisse de se sentir happé par un courant des plus vifs, qui l’entraînait en dépit d’une résistance désespérée.

— Bougre, pensa Riquet, je me demande comment cela va se terminer ? Si la rivière coule si vite, c’est qu’elle doit aller se jeter dans une autre plus grande. Suivons-là, après tout, qu’est-ce qui prouve que le courant ne va pas m’entraîner hors de ce château ?

Mais Riquet ne réfléchit pas davantage. Au même moment un choc terriblement violent sur le crâne l’étourdit à moitié. En même temps, il eut l’impression qu’il coulait, que l’eau lui passait par-dessus la tête. Il avait beau nager de toute sa force, il était englouti, irrémédiablement.

L’apprenti devina la vérité : la rivière souterraine devait être canalisée dans quelque gigantesque tuyauterie qu’elle emplissait complètement. Il venait de s’engager dans cette tuyauterie. Il y était entraîné. Il allait périr noyé, sans rémission.

***

— Où suis-je ?

Tiens, Riquet était étendu dans une sorte d’appareil dont sa tête seule dépassait. En même temps, sur tout son corps, une brûlure ardente lui donnait une impression de bien-être extraordinaire. Cela lui faisait mal, en même temps que cela le ragaillardissait.

— Où suis-je ?

Autour de lui, penchées sur lui, il voyait de bonnes grosses têtes moustachues, des têtes qui lui demandaient avec sollicitude :

— Eh bien, petit gars, ça va mieux ?

— Ça va tout à fait bien, répondait-il, tout à fait bien. Seulement, où diable que je me trouve ?

— P’tit gars, tu es dans l’appareil à ranimer les noyés du poste de secours du quai de Grenelle.

On lui expliqua, mais ce fut long.

— Dame, c’est bien simple, déclara l’un d’eux, mon collègue et moi nous étions de service sur le quai, tout près du pont. Et puis nous t’avons aperçu. Tu te débattais dans la Seine. Heureusement, on sait nager. On s’est mis à l’eau. On a pu te ramener et te voilà. Bah, dans un quart d’heure, tu seras d’aplomb.

— Çà, pensait le gamin, c’est vraiment plus fort que de jouer au bouchon.

La pendule indiquait trois heures trente-cinq. Riquet demanda :

— C’est le jour ou c’est la nuit ?

— C’est la nuit, voyons. Comment, tu ne te rappelles pas ?

Riquet se rappelait parfaitement, au contraire. Il se rappelait qu’au moment où il avait quitté Blanche et Hélène, il était trois heures précises, donc, il y avait trente-cinq minutes à peine qu’il avait quitté les deux jeunes femmes. En trente-cinq minutes, la rivière souterraine dans laquelle il avait si bien failli périr l’avait donc conduit du château à la Seine, où on l’avait repêché ? D’autant plus extraordinaire que Blanche Perrier, Hélène et lui le savaient, il fallait près de trois heures d’automobile pour aller de Paris au château inconnu.

— Bien sûr, je deviens marteau, se dit le pauvre Riquet. Tout de même, avant de me rendre à Bicêtre, je vais tâcher d’aller trouver Jérôme Fandor. Si je peux le joindre, celui-là, peut-être bien qu’il sera assez costaud pour m’expliquer mon aventure, car c’est pas pour dire, elle me semble bizarre, mon aventure.

Trois quarts d’heure plus tard, Riquet se dirigeait vers la demeure de Taxi, en souhaitant de tout son cœur que Jérôme Fandor y fût revenu.

16 – ÉTRANGES PROPOSITIONS

M me Granjeard et son fils Paul, assis l’un en face de l’autre, dépouillaient leur courrier. Huit jours s’étaient écoulés depuis leur libération et la mère et les fils avaient repris leurs habitudes.

En lisant les lettres que lui passait son fils, M me Granjeard fronça les sourcils, se mordit les lèvres, cependant qu’elle grommelait :

— As-tu vu Paul ? Voilà Bichat et Compagnie qui annulent leur commande ?

Elle ajouta :

— C’est très curieux, les Tourbis ont l’air de faire des difficultés au sujet de la dernière livraison. On leur a pourtant bien donné ce qu’ils voulaient. Je n’y comprends rien.

Paul hocha la tête, approuvant le monologue de sa mère, mais ne répondit pas. On apporta un télégramme, l’ingénieur le lut et nerveusement froissa le papier bleu, le jeta au panier :

— Désespérant, fit-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Rien, dit Paul nerveusement, ou plutôt si, tiens, la Société des Forges nous annonce que décidément elle ne passe pas la commande pour laquelle nous étions d’accord.

— Ah, fit simplement M me Granjeard, dont les joues se décolorèrent.

À ce moment on frappa à la porte :

— Entrez.

Quelqu’un pénétra dans la pièce, souleva sa casquette, c’était Landry, le contremaître :

— Pardon, excuse, si je vous dérange, fit-il, en s’adressant à M me Granjeard, mais c’est les quinze cents kilos de plaques de tôle que le camionnage apporte.

— Eh bien, ça va bien, dit M me Granjeard, faites-les placer dans le hangar.

— Elles y sont, dit le contremaître.

— Je suppose que vous avez vérifié la livraison ?

— Sans doute, fit le contremaître, tout est bien en état, mais…

— Mais quoi ?

— Eh bien, le camionneur dit comme ça qu’il faut qu’on le paie. La marchandise est envoyée contre remboursement.

M me Granjeard se leva :

— C’est un peu raide, fit-elle, des fournisseurs que nous avons depuis dix ans et que l’on paie toujours à trois mois, qu’est-ce qui leur a pris ?

M me Granjeard se montait :

— Mais c’est une erreur, sûrement. Ce n’est pas que je refuse de payer, mais enfin il y a là une question de principe avec laquelle je ne transigerai pas.

Paul Granjeard, de plus en plus sombre, questionnait son contremaître :

— Combien doit-on ?

— Quatre mille deux cents francs.

L’ingénieur instinctivement, se fouilla pour tirer son trousseau de clés et fit mine d’aller vers son coffre-fort particulier, mais il interrompit ce mouvement et, se tournant vers sa mère, il lui déclara :

— Mieux vaut en finir et payer, que d’avoir des histoires. Voulez-vous donner la somme, ma mère ?

M me Granjeard avait, elle aussi, un coffre qui lui servait de caisse particulière. Machinalement, elle esquissa le mouvement de s’en approcher, puis elle s’arrêta :

— Après tout, fit-elle négligemment, règle toi-même, je ne dois pas avoir de monnaie.

— Moi non plus, dit Paul.

De la pièce voisine, simplement séparée par une cloison qui s’arrêtait à mi-hauteur, Robert Granjeard avait entendu toute cette conversation, sans y prendre part. Il crut, toutefois, devoir intervenir.

Quittant le bureau devant lequel il travaillait et abandonnant les écritures compliquées auxquelles il se livrait, le jeune homme prit son chapeau.

— Le plus simple, déclara-t-il, c’est que j’aille à l’agence du Comptoir National, je prendrai la somme exacte qu’il faut pour payer cette note. Landry, venez avec moi.

Robert Granjeard sortit du bureau avec le contremaître. Sa mère et son frère aîné restaient en tête-à-tête, seuls, silencieux.

L’un et l’autre, d’abord, affectèrent de ne point s’adresser la parole, de paraître plongés dans des travaux absorbants. Mais évidemment, ils avaient, tous deux quelque chose sur le cœur. M me Granjeard n’y put tenir. Ce fut elle qui rompit le silence.

— Paul, appela-t-elle.

— Qu’est-ce qu’il y a maman ?


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