— Il y a, déclara-t-elle, que la maison nous claque dans la main. Pas besoin de s’illusionner, cette affaire qui nous est arrivée nous fait le plus grand tort.
— Nous étions innocents. D’ailleurs nous avons obtenu un non-lieu.
— Notre meilleur client nous abandonne, nos plus anciens fournisseurs doutent de notre crédit. Ils exigent des paiements d’avance. Du train dont ça va, nous serons par terre dans trois mois.
— Que voulez-vous y faire ? Nous travaillons comme par le passé. Pour moi j’en fais plus encore qu’auparavant. Vous-même, ma mère…
— Il ne s’agit pas de savoir si nous travaillons beaucoup, mais bien de déterminer si nous travaillons utilement. Nous venons de recevoir un choc. Notre réputation commerciale est compromise. Il faut la relever à tout prix.
— Quoi faire ?
— Nous avons de l’argent disponible, dépensons-le. Faisons de la réclame. Baissons nos prix. Concurrençons nos collègues. Marchons à caisse ouverte pendant le temps qu’il faudra pour rattraper les affaires, pour les augmenter, et surtout faisons dire partout, dans les journaux, dans le monde, que nous avons été victimes de la mauvaise chance, que nous ne sommes pour rien, absolument pour rien dans la mort de Didier, et que la maison Granjeard, loin de diminuer, augmente, qu’elle crée des succursales partout. Qu’est-ce que tu veux, inventons n’importe quoi, faisons quelque chose pour qu’on parle de nous.
La porte s’ouvrit. Robert entra :
— C’est réglé ? demanda sa mère.
— Oui, j’ai remis les fonds à Landry, il s’occupe avec l’employé du chemin de fer qui accompagne le camionneur de faire régulariser la facture.
— Bien, Écoute, Robert, ton frère et moi, nous venons de prendre une grande décision, en ce qui concerne notre association. Il est bon que tu sois au courant.
— Un instant Nous causerons plus tard. En rentrant ici j’ai rencontré quelqu’un qui venait nous voir et que j’ai dû faire entrer dans le petit salon où il attend en ce moment.
— Qui ?
— Juve, l’inspecteur de la Sûreté.
M me Granjeard devint toute pâle.
— Encore cet homme, fit-elle, qu’est-ce qu’il peut bien nous vouloir ?
— Je me demande quel parti pris vous avez contre ce policier. Certes il a été rude avec nous, brutal lorsqu’il nous a fait arrêter, mais il a été aussi ardent ensuite, à faciliter notre liberté lorsqu’il a reconnu notre innocence, dit Robert.
Étouffant un soupir, cependant que son fils Paul se mordait les lèvres, M me Granjeard précéda ses deux enfants dans le salon où Juve attendait, en effet.
Le policier s’inclina gravement :
— Je vous présente mes hommages, Madame, fit-il.
Puis, il inclinait légèrement la tête dans la direction des hommes, et sans préambule entra dans le vif du sujet :
— Je suis venu vous voir, dit-il, parce que ça va mal, je pressens des ennuis. Voici, dit-il, la situation. M. Mourier, le juge d’instruction chargé de l’affaire que vous savez, a découvert quelque chose de très embêtant…
— Parlez, je vous en prie, supplia M me Granjeard.
— Mais oui, monsieur, insista Robert, allez.
— Eh bien, reprit Juve, le magistrat s’est aperçu que le testament grâce auquel vous avez été libérés les uns et les autres n’a pas été rédigé par Didier. C’est un faux.
Les trois Granjeard n’osaient se regarder. Ils se sentaient coupables de n’avoir pas avoué, la première fois que le juge instructeur leur avait montré le document, qu’il n’émanait pas de la victime. Ils le savaient, ils s’étaient tus.
— Vous comprenez bien, expliquait Juve, que tout peut être remis en cause, que tout peut recommencer.
Accablée, M me Granjeard se tamponnait les yeux avec son mouchoir, Paul s’était laissé choir sur un fauteuil, la tête entre les mains.
— Où en est-on ? demanda Robert.
Le policier reconnut que, depuis une semaine, l’instruction n’avait pas fait un pas.
— Monsieur Juve, il y a une certaine piste dont nul n’a parlé et que la justice paraît avoir complètement abandonnée.
— Laquelle, monsieur ?
—Celle, dit Robert Granjeard, du chariot, du fameux chariot sur lequel on a transporté le cadavre si horriblement mutilé de mon malheureux frère et dont les dimensions de roues coïncidaient avec celles d’un chariot d’infirme habitant près de la rue de la Chapelle.
Juve l’interrompit :
— D’où tenez-vous cette histoire-là ?
— Mon contremaître Landry me l’a racontée, il la tenait lui-même de son fils, Riquet, un de mes apprentis.
— Tout ce que vous venez de me raconter, monsieur, est exact. J’avais précisément l’intention de vous parler de cette piste très intéressante, plus intéressante même peut-être que vous ne pouvez vous l’imaginer. Ce mendiant est assurément suspect, cet infirme qui ne l’est pas. De là à conclure qu’il est coupable… Des preuves sont nécessaires, je ne vois pas trop comment…
— Ce mendiant, monsieur Juve, habite impasse Urbain, dans un logement voisin de celui qui est occupé par cette jeune fille, Blanche Perrier, la maîtresse de mon malheureux frère. Par elle, ne pourrait-on pas avoir des renseignements ?
— J’allais vous le proposer, fit Juve. Vous avez là une excellente idée. Mais voir Blanche Perrier ? Nous irons peut-être à l’encontre de nos intérêts et je dis nos, car, avec votre autorisation, votre cause devient la mienne, si vous le voulez bien ?
— Merci.
— D’abord, Blanche Perrier a disparu. Il est vrai que je pourrai la retrouver, je sais même où elle est. Un instant, j’ai eu l’idée de vous l’amener ici, je ne l’ai pas fait.
— Pourquoi ? demanda Robert.
— Eh bien, s’écria Juve. C’est facile à comprendre, après tout, cette femme ne peut être que votre ennemie. D’autre part, elle est d’accord avec le mendiant et même, si la culpabilité de ce dernier nous apparaissait évidente, il est bien certain qu’à eux deux, ils s’arrangeront certainement pour se trouver un alibi.
Le visage de Robert exprimait la désolation :
— C’est vrai, que pourrait-on bien faire ?
Juve poursuivait :
— Les déclarations de Blanche Perrier seraient dangereuses pour nous. C’est bien évident. Plus j’y réfléchis, plus j’en acquiers la conviction. Au lieu de la faire interroger, au lieu de la ramener de notre côté, il serait préférable qu’elle disparaisse. Blanche Perrier écartée, la compromission du mendiant sera certaine. Il faudrait expédier Blanche dans un autre monde.
Juve avait prononcé ces dernières paroles d’un ton si énigmatique et d’une voix si basse, que les Granjeard eurent peur un instant d’avoir mal compris. Ils tressaillirent :
— Dans quoi avez-vous dit ? interrogea M me Granjeard.
Juve reprit en souriant :
— J’ai dit dans un autre monde, mais non pas ainsi que vous le pensez peut-être en ce moment, « dans l’autre monde ».
M me Granjeard protestait :
— Mais, monsieur, jamais…
— Malheureusement, c’est difficile. Ces sortes de départs, naturellement, sont difficiles à obtenir.
— Vous voulez dire ?
— Ils coûtent cher. Il faut beaucoup d’argent.
— Et pourquoi donc ? demanda Paul Granjeard, je ne comprends pas.
Son frère Robert se chargea de lui donner des explications :
— C’est très clair, en effet, fit-il, ce que nous propose monsieur Juve.
— Oh, pardon, dit Juve, je ne vous propose rien du tout.
— Mettons que je me sois trompé, recommença Robert, je reprends donc l’idée qui me vient à l’esprit et, pour simplifier la situation, on pourrait peut-être obtenir de cette Blanche Perrier qu’elle s’en aille, qu’elle quitte la France, à seule fin que son témoignage, jusqu’à présent intéressé à notre perte ne puisse pas venir nous gêner dans l’œuvre d’éclaircissement, le démasquage des coupables que nous poursuivons, étant naturellement bien entendu que nous croyons fermement que le mendiant infirme est au nombre des auteurs du crime et que la présence de Blanche Perrier lui permettrait peut-être de se disculper.