Et, en même temps, il entraînait brutalement l’enfant. Les deux hommes firent ainsi quelques pas, puis le faux courtier s’arrêta et considérant son prisonnier :
— Ah çà, demanda-t-il, qui diable es-tu ? Et qu’est-ce qui t’a pris de dire que tu avais perdu cette chevelure, quand elle était tombée de ma poche ?
Le gosse lui fit cette réponse extraordinaire :
— M’sieu Juve, vous pourriez bien m’offrir une tasse de café, sauf votre respect, c’est mon heure. Et puis, en prenant un petit noir j’pourrai peut-être bien vous dire des choses intéressantes.
***
Dix minutes plus tard, le policier Juve, – car c’était bien en effet le véritable Juve qui avait joué le rôle de courtier en vins chez M me Granjeard – s’attablait dans un mastroquet de la rue de Maubeuge en face de son jeune prisonnier.
Le policier était abasourdi : il regardait le gamin déguster avec un calme parfait une tasse de café, avec des yeux qu’une stupéfaction profonde arrondissait :
— Ah çà, déclarait Juve, mais me diras-tu, Riquet de malheur, comment…
— C’est rien farce. Alors, M’sieu Juve, vous savez mon nom ?
Juve se mordit les lèvres. Il y avait longtemps qu’il s’occupait de l’affaire Granjeard, longtemps qu’il avait deviné que Riquet était un personnage intéressant à étudier, mais il n’était peut-être pas très habile de sa part d’avoir laissé deviner au gamin qu’il le connaissait parfaitement.
La gaffe était faite pourtant, et il était trop tard pour nier la chose.
— Parfaitement, répondait Juve, je sais que tu t’appelles Riquet, mais toi comment sais-tu que je suis Juve ?
C’était au tour de Riquet d’éclater de rire.
— Quand vous êtes monté dans le tramway, dit-il, je vous ai parfaitement identifié. Tiens, voilà plus de trois ans que, chaque jour, sauf votre respect, M’sieu Juve, je lis dans tous les journaux des aventures où vous avez été mêlé, ça serait tout de même malheureux que je n’aie pas reconnu votre signalement, surtout après vous avoir vu sortir de chez les Granjeard, et puis enfin, depuis plusieurs jours je vous guettais, je voulais être sûr de quelque chose.
Étonné, Juve répétait :
— Tu m’as vu sortir de l’usine ?
— Oui, m’sieu Juve. Même je vous ai filé.
— Tu m’as filé ?
Juve allait de stupéfaction en stupéfaction, son étonnement était si comique que Riquet n’insistait pas.
Il avait l’âme satisfaite d’ailleurs, il se sentait envahi d’une réelle fierté à la pensée qu’il étonnait Juve.
— Écoutez, faisait-il, je vais vous cracher tout mon boniment. Voilà : quand je vous ai vu sortir de chez les Granjeard, je me suis dit : Voilà Juve, le vrai Juve. Bon. Là-dessus, je vous emboîte le pas, vous montez dans le tramway, j’y monte, vous prenez une paire de gants dans votre poche, et vous flanquez par terre un scalp. Naturellement, ça fait du raffut. Hé, hé, que j’me dis, Juve va avoir des embêtements. Là-dessus, pour donner le change, avec un culot pas ordinaire, vous demandez que le coupable se livre. Bon, que j’me dis, voilà une présentation pas banale. Et pour vous rendre service, pour faire vot’ connaissance, tranquillement, je réponds que c’est moi qui ai perdu la chevelure. C’est pas imaginé, hein ?
C’était si bien imaginé que Juve était dans l’admiration.
— Mais enfin, sapristi de sapristi, que sais-tu donc de toute cette affaire ? Quel rôle exact y as-tu joué ? Crois-tu que les Granjeard sont coupables ?
Riquet n’hésitait pas.
— Les Granjeard coupables ? répondit-il, jamais de la vie. Celui qui a fait le coup, c’est le faux Juve, c’est Fantômas, c’est mon ex-ami.
Et Riquet, tranquillement, avec des arguments qu’il lui était facile d’étayer de preuves, fit à Juve le récit de ses aventures personnelles.
Il contait comment il avait fait connaissance avec le faux Juve sur les ruines mêmes de la rue Bonaparte, comment, quelques jours plus tard, il avait reconnu, dans le personnage de Taxi, le célèbre Jérôme Fandor, comment enfin, espionnant le faux Juve, il avait été amené à monter dans l’automobile qui avait conduit Hélène au couvent de l’Assomption. Il dit enfin tout ce qu’il avait appris d’extraordinaire au sujet de ce faux Juve, qui était, qui ne pouvait être que Fantômas.
— Ce qui a fini de m’ouvrir l’œil, affirmait Riquet, c’est ma promenade dans le coffre de l’auto. J’ai entendu à ce moment un des types qui était dans la voiture appeler l’autre : Patron, puis Maître, puis, enfin, Fantômas. Vous pensez bien que j’en menais pas large. Si j’étais trouvé dans ce coffre, y avait pas de doute, le Juve-Fantômas me zigouillait.
« M’sieu Juve, conclut Riquet, je me souviens aussi que le jour du crime, le jour où Didier a été assassiné et jeté à la Seine, le faux Juve s’est éloigné quelques instants après des berges du fleuve. Moi j’étais couché justement par là, dans les herbes du quai. Très bien. D’abord, tant que j’ai cru que le faux Juve était le vrai Juve, je n’y avais pas pensé. Mais depuis que je sais que le faux Juve est Fantômas, je comprends très bien l’aventure : si Fantômas revenait des bords de la Seine, au moment où l’on y jetait le corps de Didier, c’est qu’assurément il venait de participer à l’assassinat et puis, il y a eu d’autres trucs très louches. Mais c’est pas pour dire m’sieu Juve, le gars Fantômas a le chic pour chiper une ressemblance, c’est vous tout craché. Mince alors, ce qu’il sait se maquiller, le frère. Par exemple, ce que je ne sais pas, c’est ce qu’il faut faire maintenant ?
Mais à cela, c’était Juve qui répondit, et Juve répondit avec un sourire tranquille et froid :
— Ce qu’il faut faire, Riquet ? C’est pincer Fantômas, et je m’en charge.
23 – CELUI QU’ON NE TUE PAS
Fandor, au moment même où Hélène nouait ses bras autour de son cou en le suppliant de ne pas se jeter à la poursuite du Bedeau et de Fantômas, n’avait pas autrement insisté. Ce n’était pas à coup sûr que l’héroïque jeune homme eût manqué de courage ou bien qu’il n’eût pas la forte envie de mettre la main au collet de l’insaisissable et monstrueux bandit. À ce moment certes, comme à n’importe quel autre moment de sa vie, Fandor, au contraire, aurait fait bon marché de l’existence, pour avoir la joie d’engager avec Fantômas une lutte directe, une lutte d’homme à homme, au cours de laquelle il pouvait espérer, grâce à sa jeunesse, à sa force, à son habileté, remporter la victoire.
Mais, à vrai dire, Fandor s’était senti immobilisé, enchaîné littéralement par l’étreinte d’Hélène. C’était son père qu’elle prétendait sauvegarder en suppliant Fandor, et Fandor n’avait pu passer outre, ne s’était pas senti le courage spécial qu’il lui aurait fallu pour repousser celle qu’il aimait et pour, devant elle, sous ses yeux, tenter d’appréhender le roi du Crime.
Pour une fois, l’amour avait vaincu Fandor. Pour une fois il avait cédé. Il avait beau se le reprocher comme on se reproche un manquement au devoir, il ne parvenait pas à éprouver de remords cuisants.
Fandor n’avait pas quitté Hélène d’ailleurs, que déjà, dans son esprit, naissaient des plans de poursuite les uns après les autres.
— Ils m’ont filé entre les doigts, se disait Fandor, n’empêche, je les ai identifiés. Fantômas, certes, est difficile à joindre, difficile à rencontrer et nul ne peut se vanter à l’avance de le retrouver suivant son bon plaisir, en face de lui. En revanche, le Bedeau doit être facile à découvrir, je le repincerai.
Le lendemain même, avec l’incroyable ténacité qui le caractérisait, Jérôme Fandor se mettait en campagne. Dès quatre heures du matin, le journaliste courait les bars qui pullulent aux environs des Halles et où, faisant bavarder les uns et les autres, il pouvait espérer trouver quelque indice qui lui permît de découvrir le Bedeau.
Aux Halles, Jérôme Fandor fit buisson creux. Il n’apprit rien qui fût de nature à le renseigner. Si ce n’est que, depuis fort longtemps le Bedeau avait cessé de fréquenter ces bouges. Ses meilleurs amis même ne savaient trop ce qu’il était devenu.