Il était vêtu d’un pardessus de couleur sombre, coiffé d’un chapeau mou enfoncé très avant sur son crâne, il suivait les murailles du jardin, courbé en deux, évitant les endroits découverts, marchant de préférence dans les plates-bandes, entre les massifs des lilas même.
Et, au moment même où M me Granjeard commençait à causer avec le courtier, dans le petit salon, l’individu s’étant assuré que nul ne l’épiait, gravit rapidement les marches du perron, s’introduisit avec une rapidité et une audace extrêmes, dans le vestibule de la maison.
Si le personnage du courtier était mystérieux et énigmatique, l’homme qui pénétrait ainsi chez les Granjeard devait avoir de puissantes raisons pour désirer n’être pas vu, pour désirer surtout réussir une certaine opération.
Parvenu dans le vestibule, marchant avec une habileté extrême, sans faire le moindre bruit, l’inconnu examina au portemanteau installé dans l’entrée, des pardessus d’hommes, les pardessus des fils Granjeard, qu’il repoussait l’un après l’autre.
Au portemanteau, accroché par une manche, il avisa un dernier paletot qu’il retournait en tous sens, avec un sourire de satisfaction :
— Cette fois, je ne me trompe pas, murmurait-il, voilà bien le vêtement de ce damné courtier. Hé, hé, j’imagine que nous allons nous amuser.
Mais au moment même l’homme pâlit. Un pas avait retenti dans le couloir voisin, dans lai direction du vestibule.
— Bigre, murmura l’homme, vais-je me faire prendre sottement ici ?
Il s’enfonça, immobile, dans une encoignure de porte, retenant sa respiration. Le vestibule, par bonheur, était sombre, M me Granjeard, en femme économe, n’y laissait jamais allumer l’électricité, même à la tombée de la nuit, et Julie traversa dans son entier la pièce sans se douter que quelqu’un y était caché.
La bonne avait à peine disparu que l’homme sortait de l’ombre.
Il revint vers le pardessus accroché au porte-parapluie, il fouilla, eut l’air de rire, haussa les épaules, puis, furtif, sans faire le moindre bruit, il sortit de la maison, regagna le jardin, se perdit dans la nuit.
Ce mystérieux visiteur avait été véritablement bien inspiré en ne s’attardant pas davantage dans le vestibule de l’usine Granjeard. Il était à peine sorti, en effet, que la porte du petit salon s’ouvrit, le courtier en vins était reconduit par M me Granjeard en personne.
— C’est entendu, Monsieur, déclarait cette personne revêche, vous allez examiner avec les propriétaires à quel prix vous pourrez me fournir ces pièces de vin dans les quantités que je vous indique. Écrivez-moi alors, nous verrons si nous pouvons nous entendre.
Au porte-parapluie le courtier reprit son paletot. Il salua une dernière fois la directrice de l’usine.
— Il me reste, Madame, à vous remercier de votre bienveillant accueil. J’espère, en effet, que nous arriverons facilement à nous entendre.
Dehors, la porte de l’hôtel refermée, le courtier se frotta les mains.
— Évidemment, murmurait-il, évidemment, je n’ai rien appris de bien sensationnel au cours de ma visite, toutefois, si je ne me trompe pas, je peux tenir pour assuré que M me Granjeard est, avant tout, une femme intéressée avec qui il ne faudrait pas badiner en matière d’argent. Hé, hé, le renseignement a son importance.
Tout en songeant, le courtier s’orientait dans Saint-Denis, retrouvait la ligne des tramways qui rentrent dans Paris, grimpait dans une voiture. Il était décidément fort occupé, car il ne remarqua même pas l’attention avec laquelle un jeune garçon montait derrière lui en voiture, et venu s’asseoir à ses côtés, le dévisageait.
— Cette M me Granjeard, pensait le courtier, elle n’a d’autre souci que de faire fortune. Elle parle de son mari mort sans la moindre émotion. À trois reprises j’ai prononcé le nom de ce malheureux Didier, et je ne l’ai même pas vue tressaillir. Allons, jolie nature encore.
Le tramway, rapide, car les tramways de pénétration ont l’avantage d’aller beaucoup plus vite que les tramways circulant dans Paris, venait de franchir la barrière quand le courtier, soupirant profondément, releva la tête, chercha à s’orienter.
Il était près de sept heures et demie du soir. Il faisait froid. Les vitres de la voiture disparaissaient sous la buée. Le courtier, tout naturellement, se leva à moitié, chercha à distinguer la rue où il se trouvait et, gêné par la buée des vitres, voulut prendre dans sa poche de pardessus sa paire de gants et s’en servir afin de nettoyer le carreau.
Or, à ce moment précis, tandis qu’il fouillait dans sa poche, un cri d’horreur s’échappa des lèvres de tous les voyageurs qui se trouvaient avec lui dans le tramway.
Le courtier avait bien mis la main dans sa poche, il avait bien retiré sa paire de gants, mais sans s’en apercevoir il avait fait tomber encore de sa propre poche quelque chose qui était épouvantable à regarder, qui gisait sur le plancher de la voiture, qui était une longue chevelure, une chevelure de femme, une chevelure à laquelle adhéraient encore des morceaux de chair sanglants.
À la minute, tandis que les voyageurs, pris de panique, hurlaient d’effroi, le courtier se retourna et considéra, lui aussi, le scalpe tombé entre les banquettes. Il ne pâlit pas, l’étrange courtier, mais il poussa un sourd juron.
— Crédibisèque, qu’est-ce que cela veut dire ?
À ce moment, on cria :
— À l’assassin, arrêtez-le, arrêtez-le.
Le courtier, encore mal remis de son propre étonnement, vit autour de lui des poings tendus menaçants, des visages que la colère et le dégoût rendaient furieux.
— Mais sapristi, commença-t-il, qu’est-ce que vous avez donc tous ? Qu’est-ce qui a jeté ça ?
Il se baissa, il ramassa la chevelure, il la considéra l’œil stupéfait. Les vociférations continuaient cependant. On se remit à crier :
— À l’assassin, arrêtez-le, arrêtez-le !
Le courtier pourtant, son premier effroi passé, semblait retrouver un grand sang-froid. D’un geste autoritaire il écarta ceux qui se bousculaient près de lui :
— Conducteur, criait-il, ne laissez descendre personne.
Et, en même temps, se dirigeant vers la sortie de la voiture, à haute voix, l’étrange personne commanda :
— Je vérifierai l’identité de toutes les personnes présentes, par conséquent, inutile de vouloir résister. Que la personne qui a perdu cette chevelure se livre d’elle-même.
C’était là, pour les assistants, des paroles extraordinaires, car chacun était persuadé que le scalp était bel et bien tombé des poches de ce voyageur.
Pourtant, au moment même où il affirmait qu’il vérifierait l’identité de toutes les personnes présentes, une voix s’éleva tranquille, qui répondit :
— Eh bien quoi, faites pas de pétard, puisque je suis fait, j’aime autant le dire tout de suite, c’est moi qui ai laissé tomber ça.
C’était un gosse qui riait, avec une belle quiétude, s’avançant vers le courtier :
— Emmenez-moi, disait-il, c’est moi qui ai perdu le scalp que vous tenez, mais je ne tiens pas à me faire étriper par la foule.
La déclaration du gosse – c’était le gamin qui, depuis Saint-Denis avait dévisagé le courtier – fit stupeur.
Un instant, on se tut. Déjà le courtier avait mis sa main sur l’épaule du gamin, le poussant vers la sortie de la voiture ;
— Suis-moi.
Le conducteur toutefois, barra le passage.
— Qui c’est que vous êtes ? demandait-il, ah, mais ça ne peut pas se passer comme ça, faut chercher les agents.
Pour toute réponse, le courtier prit dans sa poche une sorte de petit carton qu’il plaça sous les yeux de l’employé.
— Inspecteur de police. Faites arrêter, et repartez tout de suite. J’emmène le gamin.
Il tenait en effet par l’épaule solidement le gosse, qui s’était livré de lui-même.
Il le fit descendre et descendit en même temps que lui.
— Repartez, cria l’inspecteur de police au conducteur du tramway.