C’était là le rôle le plus difficile à remplir, c’était aussi le plus important, le mieux considéré.

Tom Bob était non seulement fort apprécié de ses chefs, mais aussi de ses collègues. Il avait une qualité absolument remarquable, la discrétion.

Jamais, même les plus intimes de ses camarades n’avaient rien pu savoir de sa vie privée. On ignorait ses relations, on ne savait pas ce qu’il faisait.

C’était l’agent secret, idéal, rêvé.

Et il avait fallu l’extraordinaire concours de circonstances qui avait amené Shepard à découvrir, lorsqu’il montait à bord du Victoria, que le docteur Garrick n’était autre que son collègue, pour permettre à ce détective de soulever un coin du voile qui dissimulait aux yeux de tous la vie privée de Tom Bob, que ses quatre collaborateurs s’accordaient à considérer comme étant professionnellement le meilleur d’entre eux, et qu’ils auraient accepté volontiers pour chef si la nécessité s’en était présentée.

Conformément au désir même de Tom Bob et d’accord avec le Coroner, l’arrestation du célèbre détective, sous le nom du docteur Garrick, avait été rigoureusement tenue secrète, en ce sens que l’on n’avait pas révélé au public qu’ils ne faisaient qu’un.

— On m’inculpe, avait dit Tom Bob, d’un crime qui ne concerne en somme que le docteur Garrick. Mon arrestation ne devant être que provisoire et ma libération devant survenir dès que l’on aura retrouvé M meGarrick, j’estime qu’il est inutile de me brûler pour l’avenir.

***

Quelques jours après avoir conduit son prisonnier et collègue à la prison de Old Bailey, Shepard avait sollicité du Coroner l’autorisation d’aller lui rendre visite, avec les autres membres du conseil des Cinq.

Ce n’était pas pour avoir avec Tom Bob une conversation quelconque, mais bien pour s’entretenir avec lui de l’affaire criminelle qui préoccupait le plus à ce moment l’opinion publique, soit en réalité la sienne.

Donc, chose curieuse, ce Tom Bob allait en somme avoir à s’occuper de recherches qui le concernaient ; il allait diriger ces investigations en utilisant ses collègues libres comme lieutenants.

(Ah c’était bien là une de ces situations extraordinaires comme il ne s’en présentait que pour Fantômas.)

***

Le premier mot de Tom Bob en entrant dans le parloir avait été, s’adressant à Shepard :

— Et Françoise Lemercier ?

— Relâchée… libre, répondit le détective…

Tom Bob poussa un profond soupir de soulagement.

Cependant Shepard en quelques rapides paroles lui expliquait que l’inculpation d’infanticide avait été écartée.

La découverte faite par M meDavis de l’existence du petit Daniel, après le départ de la mère pour le Canada, avait complètement innocenté celle-ci du crime odieux qu’on lui prêtait.

Tranquillisé sur le sort de sa maîtresse, Tom Bob désormais interrogeait anxieusement ses collègues au sujet de Daniel.

Il pressait de questions M meDavis :

— Avez-vous quelque indice, ma chère amie ? espérez-vous bientôt retrouver cet enfant ?

Mais tandis que M meDavis jurait à Tom Bob de faire l’impossible pour retrouver l’enfant, Shepard changea brusquement de sujet.

— Tom Bob, déclara-t-il, posant affectueusement sa main sur l’épaule du prisonnier qui semblait, anéanti par sa douleur de père, ne plus songer à sa propre situation, Tom Bob, il faut que nous vous sauvions… nous le voulons…

Le célèbre détective regardait son collègue d’un air égaré mais reconnaissant. Après un silence, Shepard poursuivit, très calme :

— Et il n’y a qu’un moyen pour cela, mon cher Tom, c’est de retrouver votre femme. Fût-elle partie pour le pôle Nord, nous la retrouverons.

Tom Bob hocha la tête, puis lentement, il expliqua :

— M meGarrick, mes chers amis, est partie avec l’intention de faire croire que j’étais l’auteur de sa disparition.

— Pourquoi ? demanda French…

— Vous êtes jeune et c’est tant mieux pour vous, mais votre question me prouve qu’il faut que je vous dise ce qu’était notre vie privée. M meGarrick était jalouse, très jalouse de moi. Elle ignorait et ignore encore ma qualité de détective, mais elle n’était pas sans savoir que j’avais une maîtresse, une maîtresse adorée. À maintes reprises, M meGarrick a essayé de me faire rompre avec elle… Pauvre femme… Elle a juré de se venger, elle se venge et j’ose dire qu’elle est fort adroite, fort habile, puisqu’en somme, rien que par le fait de sa disparition, elle a réussi à faire mettre en prison, sous l’inculpation de l’avoir assassinée, l’homme que moins que tout autre elle aurait dû berner… le détective Tom Bob.

— C’est juste, dit Shepard.

M meDavis ajouta :

— Les femmes ont une imagination redoutable dès qu’il s’agit de leurs passions.

— Hélas, murmura Tom Bob…

Cependant, il n’était que temps d’agir.

Déjà trois semaines s’étaient écoulées pendant lesquelles M meGarrick, nullement inquiétée, avait eu le temps d’aller fort loin. Assurément, par les journaux elle avait appris l’arrestation de son mari, si donc elle avait regretté son acte, déploré sa fuite, redouté le châtiment qui menaçait son époux, elle n’aurait eu qu’à paraître, à se montrer, voire même qu’à écrire et toute l’accusation tombait. Si M meGarrick ne l’avait pas fait, c’est qu’elle ne le voulait pas. Cela compliquait étrangement le rôle des détectives.

Il s’agissait, non pas seulement de retrouver une personne quelconque dont on ignore la résidence, mais bien de découvrir quelqu’un qui se cache.

— Nous la retrouverons… nous la retrouverons, grommela French, les dents serrées.

Toutefois le jeune Irlandais ne s’imaginait pas du tout comment on y parviendrait.

Shepard, méthodique et précis, voulait sérier les questions :

— Voyons, interrogea-t-il, quels sont les pays où vraisemblablement M meGarrick peut être allée ?…

Tom Bob l’interrompait aussitôt : :

— Ne perdez pas votre temps à vous poser semblable question, le monde est grand, il n’y a rien à faire en envisageant le problème par ce côté…

« Croyez-moi, Shepard, je connais M meGarrick et je vais vous donner un conseil qui peut-être vous étonnera… c’est pourtant ce conseil qu’il faut suivre, si vous voulez découvrir ma femme, si vous êtes, comme vous l’avez juré, désireux de voir éclater le plus tôt possible mon innocence…

Shepard, sans un mot, sans un geste, était suspendu aux lèvres de Tom Bob, qui poursuivait :

— Nous sommes, nous autres détectives anglais, des policiers fort capables, fort habiles et généralement jugés selon nos propres mérites, c’est-à-dire fort honorablement. Toutefois, nous pouvons bien le reconnaître, car ce n’est pas l’heure de nous faire des compliments, nos capacités n’excèdent pas la limite de la bonne moyenne ; nous remplissons nos rôles avec intelligence et dévouement, nous sommes de bons, d’excellents employés même, nous ne sommes pas des génies…

— Où voulez-vous en venir ? interrogea Shepard qui n’avait pas bronché en entendant ce prélude étrange…

— À ceci, reprit Tom Bob : Pour des raisons que je n’ai pas à vous expliquer, mais que je tiens pour excellentes et bien fondées, j’ai la conviction que seul un homme au monde, eu égard à son habileté, à son talent, à sa valeur, est capable de retrouver M meGarrick, si toutefois il y consent. Cet homme est un de nos confrères ; un policier qui, depuis de longues années, lentement, peu à peu, par son adresse, son courage, sa logique, son intelligence est arrivé à se créer une situation qui est de première importance. C’est l’homme, qui, négligeant toutes les vétilles professionnelles, qui, rompant avec les traditions, se mettant même en opposition avec ses chefs, avec la justice entière, a déclaré la guerre au plus redoutable criminel qui soit à notre époque, et vous devinez qui je veux dire ? Il s’agit d’un Français, de l’inspecteur de la Sûreté, Juve.


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