— Juve, s’écria Shepard, est-ce possible que vous teniez cet homme en telle estime…
— Oui, coupa Tom Bob sur un ton qui n’admettait pas de réplique…
— Mais Juve, c’est l’adversaire de Fantômas.
Un sourire amer et énigmatique erra sur les lèvres de Tom Bob. Il sembla qu’il allait reprendre la phrase du jeune détective, mais il se contint et murmura simplement :
— Oui, French, c’est bien cela…
Toutefois Shepard qui, généralement, acceptait sans murmurer les conseils de son collègue et ami, esquissait cette objection :
— Comment Juve pourra-t-il savoir où se trouve M meGarrick ? quels liens ce policier français peut-il avoir avec la femme de…
Tom Bob encore interrompait son collègue, le menaçait du doigt :
— Shepard, mon ami, déclara-t-il en souriant, il me semble que l’émotion trouble votre esprit au point d’en chasser tout raisonnement… Il ne s’agit pas de découvrir actuellement un lien entre Juve et M meGarrick ; il s’agit d’aller demander à Juve de précisément le créer, ce lien, pour vous permettre de retrouver ma femme…
— C’est vrai, confessa le détective confus de s’attirer ce reproche.
Mais son visage s’éclairait, une idée subite lui venait à l’esprit :
— Tom Bob, s’écria-t-il…
— Je vous écoute, Shepard…
— Tom Bob, poursuivit en s’animant le détective, il y a quinze jours, alors que des bruits mystérieux couraient, alors que vous veniez de partir à la recherche de Françoise Lemercier, me trouvant dans un bouge du quartier des Docks, j’ai eu l’occasion de surveiller quelques Français de mauvaise réputation. Parmi ceux-ci – de qui d’ailleurs j’ai appris la fuite de votre maîtresse sur le Victoria– se trouvait un individu que la police de Paris nous a signalé comme un redoutable apache : le Bedeau. Or, il me semble que précisément ce soir-là j’ai vu dans le sillage de cet individu un personnage que je n’ai pas identifié alors… Un de mes subordonnés m’a dit depuis que c’était Juve.
— Ah ! dit Tom Bob, vous avez rencontré Juve à Londres ces temps derniers ?
— J’en ai la conviction absolue.
Tom Bob s’abîma dans ses pensées.
Shepard, cependant, prenant bien garde à ne pas troubler la méditation du prisonnier, indiquait à French que le Conseil des Cinq le chargeait de partir le soir même pour Paris où il établirait le contact avec Juve.
L’entreprise convenait parfaitement au tempérament de l’impétueux Irlandais. Elle le passionnait : non seulement il s’agissait de faire triompher le bon droit et de prouver la vérité, mais encore de sauver un collègue, un maître.
Oui, French irait, le cœur plein d’entrain, sur le continent ; il déploierait toute sa subtilité, il exploiterait toutes ses qualités pour obtenir de Juve son aide totale.
— Shepard… Shepard, s’écria French, dont le visage s’illuminait, je vous jure que, Dieu aidant, je retrouverai M meGarrick, je vous certifie que, de gré ou de force, elle viendra proclamer devant le juge l’innocence de notre ami.
— Dieu vous entende, murmura Tom Bob qui, surmontant son émotion, avait légèrement souri à la vibrante déclaration du benjamin des membres du Conseil des Cinq.
Cependant, la voix harmonieuse de M meDavis s’élevait sous les voûtes sonores du parloir :
— Vous n’êtes pas frappé par le lien qui existe entre ces affaires ? Accusation du docteur Garrick, oui, mais en même temps, des vestiges humains découverts dans la cave de sa maison, et vol du bébé de Françoise Lemercier… Ce n’est pas tout. Il existe une certaine Nini Guinon qu’on soupçonne d’avoir fait disparaître son enfant. Des rapports en font foi. Elle proteste et produit son enfant. Et en même temps nous avons des raisons de croire que M. Juve s’est transporté à Londres, qu’il s’y intéresse de très près aux agissements d’un certain Bedeau. Et qui est-ce que le Bedeau fréquente ? la bande d’individus louches dont le plus bel ornement est sans contredit la fille Nini Guinon, et l’amant de cette dernière, l’ignoble Beaumôme. Il faut rapprocher ces faits les uns des autres si l’on désire trouver un fil conducteur.
— Et quelle conclusion en tirez-vous ? demanda Tom Bob, soudain pâli.
— Aucune, mon cher ami. Pour le moment du moins. J’ai l’impression que nous sommes des spectateurs arrivés au théâtre à la fin du premier acte. Il faut le temps de comprendre l’action de la pièce.
Shepard, par des hochements de tête, approuva la comparaison de M meDavis :
— Je crois que c’est très juste ce que vous dites, madame, nous arrivons en effet à la fin du premier acte… ayons soin de ne pas manquer le début du deux.
— … Et songeons surtout à faire qu’au troisième acte la vérité éclate, que le vice soit puni, et la vertu récompensée, ajouta Tom Bob, avec le sourire.
Dans un élan spontané de sincère sympathie, les deux détectives et M meDavis, cependant si réservée, si froide à son ordinaire, s’étaient levés et, d’un geste sincère, ils étreignaient les mains de leur collègue dont ils comprenaient l’angoisse.
— Je retrouverai M meGarrick s’écria French avec toute la sincérité de sa jeune âme ardente…
Cependant que M meDavis concluait, sachant toucher le point le plus sensible du cœur de Tom Bob :
— Et moi je n’aurai de tranquillité qu’une fois le petit Daniel rendu à sa maman…
***
Quelques instants après, le Conseil des Cinq se séparait, solennellement, sans paroles inutiles.
11 – EXAMEN À SCOTLAND YARD
Juve réfléchissait…
Bien qu’il ne fût guère que trois heures de l’après-midi, il avait soigneusement clos les volets de ses fenêtres, rabattu les rideaux, fait la nuit complète dans l’appartement de la rue Bonaparte qu’il habitait depuis de longues années…
Il régnait dans son cabinet de travail une lueur indécise, falote, paisible, qui lui permettait tout à loisir de suivre les volutes bleuâtres de la fumée de sa cigarette – de son éternelle cigarette – tandis que couché sur son divan, les mains croisées derrière la tête, les coudes levés en oreiller, il s’absorbait dans sa rêverie.
— Ou il est fou, monologuait Juve, ou il lui est arrivé quelque chose… Trois heures et demie bientôt… Je ne pourrais plus attendre que le courrier de huit heures… Mais, sapristi de sapristi, quinze jours sans nouvelles !
Juve aspira de profondes bouffées de tabac, se retourna sur son divan, jeta sa cigarette, en alluma une autre, la rejeta encore, puis, sur son séant et les mains posées sur le divan, le corps penché en avant, regardant vaguement et sans le voir le dessin du tapis, il reprit à haute voix :
— Quinze jours sans nouvelles ! non, c’est inimaginable, c’est impossible… Il m’annonçait une lettre, s’il ne me l’a pas écrite c’est que… Ah ! bigre de bigre !
Juve, enfin, se redressa, comme pris d’une inspiration soudaine, il traversa la pièce, alla derrière son bureau, et d’un vigoureux coup de poing, il fit résonner un gong pendu à la muraille…
On eût dit qu’il s’agissait d’une mise en scène bien réglée, qu’en une coulisse mystérieuse, un personnage attendait ce signal pour entrer en scène : le bronze résonnait encore que la porte du cabinet de travail s’ouvrait, et que, sans bruit, Jean, le vieux et fidèle domestique de Juve, faisait son apparition.
— Monsieur m’appelle ?
— Jean ! il n’y avait pas de lettres ce matin pour moi ?…
— Monsieur sait bien que non ; c’est la dixième fois de la journée que monsieur me le demande…
— Cela ne fait rien, Jean. Et ce matin vous êtes bien sûr d’avoir fidèlement remis à la poste le nouveau télégramme que je vous ai donné pour Londres ?…
— Oui, monsieur. Monsieur me l’a aussi demandé…
— Jean, c’est que ce télégramme était pour Fandor, et que je n’ai pas de réponse.
— Dois-je laisser monsieur ? Monsieur veut-il que j’aille…