« Ça ne fait rien ! bon sang ! je voudrai bien savoir de quoi il retourne ?… elle est gironde mais elle vire comme une girouette. On ne sait jamais avec elle de quel côté souffle le vent !… un jour c’est des mamours et le lendemain des engueulades. Saloperie de femme !… va !…

Mais dans le fond si Beaumôme hurlait ainsi sa colère et insultait Nini, c’est qu’avant tout il en voulait à l’extraordinaire épouse de lord Ascott de son dédain, de ses refus.

Beaumôme était pris, « pincé », comme il le disait lui-même. Et Nini ne voulait rien savoir. Nini criait : « Bas les pattes, ou je me fâche… » Et Beaumôme n’osait pas fâcher Nini…

La lettre relue, Beaumôme avait repris sa promenade solitaire. Il faisait de plus en plus sombre, on ne voyait rien sur les berges… Beaumôme marchait à grands pas, de long en large, près du petit escalier qui conduit du pont aux quais…

— Elle va donc pas venir !… cré bon Dieu ! si elle n’est pas là dans cinq minutes, moi, je me défile… j’en ai marre… et puis les femmes, c’est pas tout ça, si qu’on veut les séduire, faut être vache avec elles.

Mais Beaumôme avait beau faire de la psychologie, il avait beau décider en lui-même qu’il ne prolongerait pas son attente… qu’il ne céderait pas plus longtemps aux caprices inexplicables de Nini… il continuait d’attendre.

— Ah ! quand même elles vous font devenir chèvre !…

Beaumôme en était là de ses réflexions quand on lui tapa sur l’épaule…

D’un bond, l’apache se retourna, la main dans la poche où son lingue, tout ouvert, était préparé, déjà sur la défensive…

Mais il eut un sourire :

— Tiens, te voilà ? c’est toi. Pas malheureux…

C’était en effet Nini.

— Beaumôme, qu’est-ce que tu as ? tu as l’air furibond ?…

— J’aime pas attendre, Nini, faisait-il, alors… qu’est-ce qu’il y a pour ton service ? Dis voir la chose, Nini ? Je me retourne les sangs, moi, depuis ce matin…

Mais Nini n’était pas femme à parler ainsi au commandement. Et puis si elle avait donné rendez-vous à Beaumôme, c’était évidemment en vertu d’un plan bien arrêté, pour en obtenir quelque chose peut-être… en tout cas, elle se réservait d’aborder le sujet important à traiter, quand bon lui semblerait. Et elle répondit, se faisant aimable :

— Eh quoi, quelle chose ?… ah bien ! je te retiens, toi, Beaumôme, voilà plus de six mois que tu me racontes tout le temps que je suis ta gonzesse, que je te plais, que je te botte, que tu m’as dans le cœur, dans le foie, dans le gésier et quand je me décide à te donner rendez-vous, mince, je te trouve qui bave avec les tifs à la redresse et la griffe dehors…

— Nini, je ne te comprends pas.

Là-dessus, Nini fit mine de s’en aller…

— Bon !… bon !… déclarait-elle, j’insiste pas. Des hommes, c’est pas ça qui manque, il y en a de trop sur le pavé…

Elle allait s’éloigner, affectant de vouloir rompre l’entretien…

— Quoi ? quoi ? dit Beaumôme, t’as pas besoin de te jouer des flûtes, qu’est-ce que c’est qui te prend ? c’est pourtant naturel ce que je te demande ! tu m’as fait venir, j’suppose bien que c’est pour quelque chose ?…

— C’est pour te voir, Beaumôme…

— Alors, c’est rien que pour me faire plaisir que tu es venue ? C’est-y que tu tomberais dans mes prix, maintenant ?…

Mais Nini haussa les épaules :

— Dans tes prix… j’sais pas, faudrait voir…

Et devenant soudain loquace, Nini d’une seule traite poursuivait :

— Tiens, Beaumôme, j’m’embête, pour la vérité vraie, la voilà : j’m’embête comme une croûte de pain derrière une malle. L’trottoir d’ici, il ne vaut rien pour les gerces comme moi, et puis on ne trouve pas un homme à la hauteur… voilà… on se sent seule et on a beau bouffer et rigoler aussi, on voudrait bien avoir quelqu’un qui vous aime… Mais là pour de vrai.

Du coup, Beaumôme se rassura :

Ah ! certes, il la connaissait cette tristesse toute spéciale des filles, qui les porte à se payer, le terme est souvent exact, un amant de cœur.

Après tout, le revirement de Nini qui, maintenant, s’offrait à lui, pouvait très bien s’expliquer par quelque déception amoureuse… Peut-être bien que la jeune femme avait été plaquée par son protecteur ?… car elle devait en avoir un ?…

Beaumôme prit une voix onctueuse :

— Alors c’est ton dardant fit-il, qui comme ça s’voudrait une petite affection ?… et bien, la gosse, et moi alors ? c’est-y que je suis des nèfles ou des pets de lapins ? quand je te dis que je t’aime ! bon Dieu !… Ah ! Nini, si tu voulais ?… tu sais, et bien ! je suis encore un peu là, entre nous ?

— Oh ! toi, t’es comme les autres. Du poil dans la main et pas d’huile dans l’bras. Oui, du courage pour s’pagnoter… et nib ! pour le reste !…

— Quel reste, Nini ?

— J’suppose qu’on aurait un service à te demander…

— Eh bien ! Nini, on te le rendra…

— Oui, va-t-en voir s’ils viennent… j’en crois pas un mot, Beaumôme…

— Écoute, Nini, ça va bien, il y a le poids de magne, maintenant… pose, propose et dépose et ne chipote pas autour du pot… Que veux-tu ?…

— J’veux rien…

— Écoute, Nini, j’te dis qu’il y a le poids, répéta Beaumôme, c’est pas la peine d’enfiler des perles. C’que causer signifie, on le sait… c’est-y oui ou non que tu veux être ma gerce ?…

Tout en parlant, ils s’étaient avancés le long des berges de la Tamise, puis Nini s’était appuyée contre un tas de bois, des gros madriers de construction, et Beaumôme poursuivait :

— J’aime pas les giries, moi… j’suis net, carré et franc, exact comme une beigne… passez la monnaie ! bonsoir, monsieur, ça suffit… dis c’que t’as ?… tope là ! et si ça colle, ça collera… voilà ! C’est parlé, j’suppose ?…

Nini se leva, d’un coup de pied, elle envoya dans le fleuve la carcasse d’un vieux panier qui traînait sur le sol, puis elle prit Beaumône par le bras, et tout d’un coup, la voix mauvaise, elle dit :

— J’ai des embêtements…

— Des embêtements… de quelle sorte ? allez dégueule-moi la chose, quoi ?…

— Des embêtements graves…

— J’m’en doute !

— Des embêtements, Beaumôme, que tu pourrais peut-être arranger ?…

— Va toujours !

— Tu ferais-t-y quelque chose pour moi ?

— Et toi, Nini ? après ?

— Oh ! si tu m’arrangeais cela, Beaumôme, nous deux, tu sais, ça serait à la vie, à la mort !

Mais Beaumôme, maintenant, siffla trois mesures d’un refrain populaire, puis il concluait :

— En somme… je vais faire le miché ?

— Hein ? demandait Nini…

— Dame ! reprit la jeune crapule, c’est quelque chose comme ça, ta combine… Tu m’dis : j’ai des embêtements, tire-moi de là et ça se colle, nous deux… kif kif coco… tu vois ?

Nini n’avait rien à répondre. En somme, Beaumôme avait raison, c’était bien un marché qu’elle lui proposait. Beaumôme, d’ailleurs, fier d’avoir remis les choses au point, ne se formalisait pas autrement.

— Bon ! faisait-il, allons-y toujours… c’est pas si souvent que j’aurais été « miché »… conte-moi ton boniment ?…

Il fallait bien que cette fois Nini répondît.

— C’est pas du boniment, affirmait-elle, y a pas de quoi rigoler, j’t’assure… Dis voir, Beaumôme, tu connais les policiers ici ?

— Oui, quelques-uns, j’ai des amis, là-dedans, qui me tutoient, même ils m’invitent chez eux, de temps en temps !…

— Tu connais French ?

— French ?

— Oui ?

— Ah ! sûr ! que je le connais. Une vache à l’ancien modèle, celui-là, il m’a refait une fois ! au Derby, tiens ! sept porte-monnaie que j’avais… et puis encore un autre jour… c’est un grand ? un Irlandais ? Celui qui lui a vendu cela pour une demi-mesure de méchanceté n’a pas volé son argent, ah ! l’cochon !… c’est à lui que t’en veux, Nini ?…

Nini baissa la tête affirmativement :

— À lui, dit-elle.

Et sans se perdre en détails, elle ajouta :

— Voilà ! c’est une bourrique… t’entends, Beaumôme ? c’est une bourrique qui me gêne…


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