Dans le groupe on approuvait.
À coup sûr si le Bedeau avait une importance considérable aux yeux de ses amis, par le seul fait qu’il avait réellement été en voyage au loin, il n’était pas un de ses auditeurs qui ne fût, comme lui, convaincu qu’il n’y avait encore que « Pantruche » où l’on pouvait vivre heureux, sans trop d’embêtement, dès lors qu’on était pour de vrai un « zig à la r’dresse »…
Une fille interrogea pourtant le Bedeau d’un ton curieux :
— Et t’étais seul, là-bas ? dis voir mon poteau ? Beaumôme t’accompagnait pas ? moi d’abord, je l’avoue je le regrette, j’avais l’béguin pour c’t’homme là !
Ce que répondit le Bedeau fut perdu dans une clameur : le patron de l’établissement venait de déclencher le phonographe et les habitués du Cabaret des Égorgeursreprenaient en chœur le refrain d’une scie à la mode : « J’ai perdu ma sœur qu’était travailleuse… »
Qu’importait d’ailleurs ce que disait le Bedeau ?…
Toujours dissimulé sous sa casquette, French maintenant qui bénissait l’inspiration qui l’avait conduit au Cabaret des Égorgeurs, observait à présent un autre consommateur.
C’était un gros homme, vêtu très exactement comme les bouchers : courte blouse de toile bleue claire, pantalon boueux, large tablier à bavette taché de sang et sale.
L’homme, les deux bras croisés sur la table devant laquelle il était assis, le front appuyé sur cette table semblait, comme French, dormir profondément…
Mais…
Mais voici qu’un doute venait à French.
Dormait-il, cet individu ?…
Non.
Non ! il ne dormait pas ; oh ! French l’aurait juré… Mieux même : il surveillait. Il surveillait quelqu’un, quelque chose.
French, soudain, s’était aperçu en effet d’une ruse extraordinaire employée par ce soi-disant boucher… car évidemment ce n’était pas un boucher…
L’homme, qui posait son front sur le rebord de la table et dissimulait son visage entre ses bras, avait, French l’avait noté en se baissant pour taper sa pipe contre le sol, les yeux grands ouverts… il regardait en fronçant les sourcils, qui ? quoi ? Oh ! pardieu, c’était bien simple ! il regardait le boîtier d’une énorme montre qui brinquebalait sur son ventre…
Et cela, c’était pour French le trait de lumière… Cette montre… mais son boîtier qui, de loin, semblait en argent, était en réalité fait d’un miroir, et ce que l’homme regardait dans ce miroir, c’était évidemment ce qui s’y réfléchissait, et ce qui s’y réfléchissait c’était, ce ne pouvait être que la table où se trouvait le Bedeau, table placée juste en face de l’homme.
— Seigneur ! se disait French, si je surveille le Bedeau, cet homme le surveille aussi… mais alors ?
French n’hésita pas.
Se levant rapidement, il jeta quelque menue monnaie au garçon et gagnant la table où se trouvait le mystérieux boucher, il vint d’un air naturel, lui poser la main sur l’épaule :
— Hé ! vieux, appelait French du ton le plus faubourien qu’il pût prendre, cependant qu’interloqué, le boucher le regardait. Qu’est-ce que t’as donc à roupiller ? Écoute voir un peu : j’ai une affaire à te proposer, veux-tu venir deux minutes avec moi ?…
Rapidement, la voix sifflante, French ajouta, brûlant ses vaisseaux, car il était maintenant persuadé qu’il avait reconnu Juve :
— Vite, sortons. Je suis le détective French, police anglaise. Je vous ai reconnu, monsieur Juve, j’ai besoin de vous, mais pas un mot ici…
Et à voix haute :
— Alors quoi ! c’est-y que tu dors encore, mon poteau ? t’as l’air vraiment de me regarder à la façon d’une vache voyant un aéroplane… hé ! vieux frère !
Franchement, en effet, le visage du boucher qu’interpellait ainsi le détective anglais, sans que d’ailleurs personne autour de lui y prît garde, respirait un profond ahurissement.
L’homme ne paraissait rien comprendre à ce que lui disait French.
— Une affaire à me proposer ?… faisait-il enfin. Qu’est-ce que vous me chantez là vous ? ne pas causer de ça ici ? pourquoi ? et puis pourquoi que vous me réveillez ? j’vous connais pas, moi… En voilà des manières, à la fin ! qu’est-ce que que c’est que c’t’enflé-là !… les affaires, ça se traite le verre à la main !… Soyez-vous ! on causera, si vous voulez… mais quoi, d’abord, comment que vous vous appelez ?…
Et cette fois, devant l’ahurissement du boucher, French eut une seconde de réel effroi.
Ah çà ! s’était-il trompé ? n’était-il pas en face de Juve ? avait-il commis la gaffe abominable de s’adresser à un réel membre de la pègre ?
Fallait-il craindre qu’un scandale n’éclatât et que, dénoncé comme policier aux clients du Cabaret des Égorgeurs, il n’eût bientôt à défendre sa peau contre une vingtaine d’apaches… Non, non, il ne se trompait pas. Son œil exercé de détective n’était point victime d’une ressemblance : c’était Juve ! c’était bien Juve…
Et pourtant l’homme répétait, inlassable :
— Eh bien ! j’vous dis, comment que vous vous appelez ? c’est-y que vous êtes devenu muet à c’te heure ? hein ? vous en faites, vrai, un drôle de particulier !
Il fallait évidemment prendre une décision…
D’ailleurs une remarque rassurait French. Alors qu’il avait dit carrément : « Je suis de la police… » Ce boucher n’avait pas bronché, n’avait eu aucun recul… C’était donc bien Juve ?
Mais cependant…
Une second encore, French connut la plus cruelle indécision… Que faire ?
— Soyons prudent, pensa-t-il… Partie remise n’est pas partie perdue…
Et reprenant son ton faubourien, à son tour, il répondit :
— Ah ben quoi ! ne te fâche pas, mon poteau, si je ne te réponds pas c’est que, vrai, j’en suis comme deux ronds de flanc… mince alors ! j’avais cru te reconnaître ! j’t’avais pris pour un autre, pendant que tu roupillais !… Mais, maintenant, je vois que je me suis trompé… t’es pas le gars que je cherche… pardon…. excuse !…
Le boucher se vautra à sa table, grommelant :
— En voilà un louf ! sûr qu’il est bu !… enfin…
Et, accoudé, l’homme feignait de se rendormir. Pour French, mentalement, il se répétait :
— Juve ! c’est Juve ! j’en suis sûr !… mais peut-être ne veut-il pas être reconnu ? Ah ! nom d’un chien ! j’en aurait le cœur net !…
Traînant les pieds, parfaitement à l’aise, French s’éloignait pourtant vers la sortie du Cabaret des Égorgeurs.
— Nous verrons bien ! pensait-il, nous allons bien voir !
Le détective anglais déjà venait d’inventer une ruse qui lui permettrait de savoir l’exacte identité du boucher, de ce boucher qu’il s’obstinait à prendre pour Juve…
13 – SOMBRES PROJETS
— Quelle gonzesse, bon Dieu, quelle gonzesse. Si y a pas de quoi s’en couper le ventre en petits morceaux, je veux bien que le loup me croque en commençant par les pieds. Elle serait de la r’naque qu’elle ne ferait pas plus de magnes… les femmes… les femmes… vrai, on a beau être à la coule ça vous fait toujours baver des ronds de chapeaux… Mais qu’est-ce qu’elle veut cette girie-là ?…
Beaumôme, qui se promenait sur la berge déserte de la Tamise, tout près de London Bridge, était d’humeur massacrante…
Il s’approchait d’un bec de gaz dont la lueur clignotante perçait mal l’atmosphère de fumée et de brouillard, et il relut, s’arrêtant a chaque mot pour en peser le sens, la lettre que le matin même, comme il venait de prendre le rhum, pour tuer le ver, au bar du Old Fellow, le patron de l’établissement lui avait remise. Cette lettre était ainsi conçue :
« Viens ce soir, à 8 heures, sur les berges de la Tamise, près de London Bridge, j’ai des choses graves à te dire.
Nini »
— Des choses graves à me dire ! répéta l’apache qui s’impatientait, attendant Nini depuis plus d’une heure, qu’est-ce que ça peut-être des choses graves ? Elle n’est pas « faite » puisqu’elle m’écrit… Et tant qu’on n’est pas « fait », il n’y a rien de grave. Tout s’arrange…