Tom Bob regarda fixement dans les yeux son collègue :
— Shepard, fit-il…
— Tom Bob ?
— Shepard, répondez-moi franchement. Vous avez mieux que personne l’habitude de ces audiences… eh bien, qu’en pensez-vous, je vais être condamné, n’est-ce pas ?
Sans répondre directement à l’interrogation de son collègue qui le faisait tressaillir, Shepard répliquait :
— Tom Bob, à votre tour, dites-moi la vérité, avez-vous, oui ou non, tué votre femme ?
— Non, Shepard, je ne l’ai pas tuée.
Shepard poussa un soupir de soulagement.
— Nous vous sauverons, Tom Bob, quoi qu’il arrive, nous vous sauverons. Quant à…
Shepard s’interrompit.
Lui aussi avait entendu la sonnerie.
En face de Garrick, debout au milieu de la salle, le président du jury après avoir prêté le serment solennel, déclarait qu’il rapportait un verdict affirmatif… un verdict de culpabilité !
Nul ne broncha dans la salle.
Garrick restait impassible.
Il demeura de même, tout le temps que le juge, plus ému assurément que lui mettait à prononcer la fatale sentence, la condamnation à la peine suprême dont l’énoncé s’achevait par cette sinistre formule :
— Garrick, vous êtes condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive.
16 – LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
— Avec tout ça, elle est épatante, la gerce !… elle me passe la consigne comme le colonel au deuxième bibi. Balayez la chambrée, qu’elle me dit… J’ai pas de balai… J’veux pas l’savoir…. Ma foi, c’est à peu près le sens de notre conversation… Faut maintenant que je me paie un aller et retour en première à Dieppe… et nib de pèse. Est-ce qu’elle s’imagine qu’on me véhicule gratis ?… Est-ce qu’elle me prend pour un actionnaire de la Compagnie ?… Et puis c’est pas tout ça, faut qu’je m’dégrouille !…
***
Nini venait de s’en aller… Sur les berges brumeuses, sa silhouette s’était estompée, avait disparu, s’était fondue dans la nuit, et Beaumôme, resté seul, grommelait, furieux de l’aventure.
Oh ! ce n’était pas, à la vérité, qu’il lui fut désagréable d’avoir à suriner le détective French.
Ce qui taquinait Beaumôme, c’était tout bonnement qu’il n’avait pas d’argent, pas un rouge liard pour se rendre à Dieppe, à Dieppe où il devait rencontrer French, sa victime…
— Faut voir, pensait Beaumôme, à se procurer des rotins… bon… si j’en demandais au roi, il est probable qu’il m’en refuserait… donc c’est pas lui que je dois aller trouver… qui, alors ?…
Et Beaumôme, avec un désespoir comique, était obligé de s’avouer qu’à Londres il connaissait, vraiment peu, trop peu de monde pour pouvoir facilement emprunter la centaine de francs qui lui était nécessaire en ce moment…
— Ah ! elles sont propres, mes relations… fameuses… tous des baigneurs dans la purée… Rien à faire de ce côté… personne à taper… et quant au banquier qui me sert mes rentes, il y a longtemps qu’il a foutu le camp en Belgique… Si longtemps même que je ne l’ai jamais connu…
Beaumôme venait de remonter le petit escalier qui conduit aux berges, il se trouvait maintenant à l’extrémité de London Bridge, perplexe, hésitant sur ce qu’il devait faire.
— Ah ! reprit-il soudain, comme illuminé, c’est les ratichons, pour un coup, qui vont me tirer d’embarras… mince de magne, que je m’en vais leur demander leur avis… pour une fois le produit de la quête ne sera pas perdu…
À grands pas, Beaumôme s’éloigna, suivit une infinité de petites rues tortueuses, et finit par arriver à l’une des églises catholiques qui se dresse en plein centre de Londres.
Beaumôme, poliment, en homme qui connaît les usages, retira sa casquette, entra dans le saint lieu et même, pour ne point se faire remarquer, prit de l’eau bénite, en esquissant un signe de croix…
Mais Beaumôme en était pour sa sacrilège comédie.
La vaste nef était déserte.
Beaumôme fit lentement le tour de l’édifice. Il avait sans doute son idée, et sans doute aussi tenait à s’assurer que nul ne pouvait être témoin de ses faits et gestes.
À part une vieille femme qui, dans la chapelle de la Vierge, s’occupait sans utilité apparente à changer des cierges de place, à part une jeune femme qui, tout en haut du chœur, demeurait agenouillée dans une prière trop fervente pour être sincère (cette jolie catholique devait attendre quelque rendez-vous) Beaumôme ne vit personne…
— Ça va bien, se dit-il, pas la peine de m’épater. Tout marche comme sur des patins à roulettes…
Beaumôme était redescendu dans le bas de l’église, délibérément il avisa un tronc – le tronc de Saint Antoine – placé dans un renfoncement plus sombre encore que le reste de l’église…
— Et allez donc ! fit Beaumôme, pour une fois le cochon jeûnera, c’est moi qui me nourrirai à sa place… M. Saint Antoine, vous ferez mes excuses à votre animal…
Beaumôme, tout en monologuant, ne perdait pas son temps.
L’apache avait évidemment une grande habitude des opérations de la nature de celle qu’il effectuait en ce moment.
En deux tours de mains, il avait réussi à introduire sous la petite porte du tronc une minuscule pince monseigneur qui ne quittait jamais la doublure de son veston. Puis, il avait opéré une pesée, et la porte du tronc s’était ouverte…
— Personne en vue ?… non ?… passez muscade…
Beaumôme, après un coup d’œil circonspect qui le rassurait sur le danger d’être vu, rafla la monnaie qui se trouvait à l’intérieur du tronc, dont il rabattit la porte. Jugeant alors qu’il n’était pas nécessaire de s’attarder plus longtemps, il fila.
— Pas mauvais, monologuait-il, en descendant les marches du perron. On n’aura pas froid, il y a de la braise.
Beaumôme, en effet, avait réussi un coup assez important.
Certes, il n’avait pas volé une énorme somme, mais enfin, une soixantaine de francs en menue monnaie, en pence, en sous français, parfois en shillings, sonnaient dans sa poche…
— Mon vieux, se déclarait Beaumôme qui, dans ses moments d’expansion, éprouvait une vive sympathie pour lui-même et se tutoyait, tu n’as plus qu’à aller prendre le chemin de fer et à t’appuyer le petit voyage de Dieppe… ah ! j’y songe, faut pourtant que je visite le repasseur…
Beaumôme, en effet, s’attarda quelques instants chez un brave coutelier qui, connu parmi les membres de la pègre de Londres, se gardait de toute question indiscrète, tandis qu’il affûtait, soigneusement, le superbe « Eustache » que Beaumôme confiait à ses soins…
— Et maintenant, allons-y…
Beaumôme enfonça son arme dans sa poche, il était prêt à partir…
Encore une précaution.
— C’est pas que je vais dans le monde, grommela-t-il, mais c’est tout bonnement que mes signalements m’indiquent tous comme porteur d’un complet à carreaux… Tant qu’à faire, j’aimerais autant changer ma mise…
Beaumôme passa donc chez un marchand d’habits ou il se rhabilla de neuf, à bon marché, avec de très vieux vêtements qu’un nettoyage savant avait rappropriés…
Puis il se rendit enfin à Victoria Station où d’une voix de stentor, après avoir mûrement réfléchi, il demanda un aller et retour, première classe, pour Paris..
— Je m’arrêterai à Dieppe, pensait l’apache, l’air de Pantruche ne vaudrait rien pour ma toux mais, ma foi, si dans l’avenir quelque policeman voulait cavaler sur mes chausses, j’aime autant prendre un billet pour Paris. Cela me permettra toujours d’embrouiller la question…
Beaumôme était grand et généreux…
— C’est d’ailleurs pas la peine de me priver remarquait-il, puisque ce sont les ratichons qui payent.
***
— Première classe, monsieur ? à l’arrière…
Beaumôme avait parfaitement calculé son affaire…
Arrivé par le bateau du matin à Dieppe, il ne s’était pas attardé dans la ville, ce qui pouvait être dangereux. Beaumôme avait fait rapidement, dans une charcuterie, puis chez un marchand de vins, quelques emplettes nécessaires pour passer le temps, et il s’était enfui dans la campagne, où, toute la journée, il avait vagabondé. Beaumôme avait bu…