Or, il manquait au rendez-vous… Cela était inadmissible.
Tom Bob jeta sur Shepard un coup d’œil interrogateur, mais le détective éclairé en pleine lumière dans le box des témoins, ne sourcilla pas à l’interrogation muette de l’individu qui, peut-être jusqu’alors, avait été pour lui un chef, mais qui désormais n’était plus qu’un accusé sur le sort duquel la justice devait se prononcer.
En attendant l’arrivée si désirée de French, l’accusation avait décidé de faire défiler devant le jury un certain nombre de témoins à charge.
C’était Miss Editha, la bonne du couple Garrick, dont les déclarations allaient produire une énorme impression. Ensuite l’épicier Bouch, dans la boutique duquel il était d’usage de venir jaser. Puis le cocher Sammy qui, comme d’ailleurs l’épicier, croyait fermement à la culpabilité du docteur. L’expert commis pour examiner les vestiges humains trouvés dans la cave, fut formel également.
Il s’agissait là des restes d’un corps qui avait été plongé dans un bain chimique, après avoir été calciné.
Il n’était plus possible d’identifier le sexe de la victime, mais il y avait certainement eu une victime humaine.
Quant à l’inhumation de ces vestiges, elle remontait à quinze jours environ. Elle coïncidait avec le pseudo départ de M meGarrick…
L’audience fut un instant interrompue par l’arrivée d’une dépêche que le service de la police côtière adressait de New-Haven au juge-président.
On disait à ce dernier que, contrairement à la demande qui venait d’être adressée par les avocats du procès, aucun détective du nom de French ne s’était trouvé à bord des paquebots arrivés la veille au soir, ou le matin même, venant de la côte française.
— J’en déduis, messieurs, déclara l’avocat de l’accusation, que le détective French ne s’est nullement embarque hier à Dieppe, ainsi qu’il est dit dans la première dépêche dont vous avez eu connaissance, car s’il s’était embarqué, comme l’affirme ce document, il serait arrivé.
« La première dépêche doit donc être l’œuvre d’un imposteur, je demanderai au jury de ne point en tenir compte et de considérer, s’il le veut bien, que les recherches du détective French sont demeurées vaines.
« Au surplus, si M meGarrick vivait encore, elle aurait certainement appris l’inculpation qui pèse sur son mari. Il n’y a aucun doute à ce sujet, il me semble.
L’avocat de l’accusation se rassit.
Les quelques paroles qu’il venait de prononcer valaient un réquisitoire.
Garrick manifesta le désir de parler :
— J’ai, fit-il en s’adressant au juge, une déclaration à faire.
Le prisonnier était aussitôt rendu libre, il quitta l’endroit qui lui était réservé pour monter à l’estrade des témoins.
C’est en effet là l’une des curieuses dispositions de la loi anglaise, qui permet toujours à un inculpé de venir déposer comme un véritable témoin au procès même que l’on instruit contre lui.
Après s’être recueilli un instant, Garrick, calmement, posément, mais sur le ton de la plus grande sincérité, déclara :
— Je jure être innocent du crime qui m’est reproché. Ma femme, M meGarrick, m’a brusquement quitté sans me prévenir et uniquement parce qu’elle était jalouse de l’amour que j’éprouve pour une autre personne. Les apparences sont évidemment contre moi puisque j’ai été arrêté au moment où je semblais être en fuite. Il ne s’agit là que d’une coïncidence fâcheuse ; je partais en Amérique par hasard, n’ayant eu, en montant à bord du Victoria,que l’intention de rejoindre ma maîtresse qui croyait que son enfant avait été enlevé par son mari habitant le Canada. Si ma femme connaissait l’inculpation qui pèse sur moi, elle reviendrait. Je ne suppose pas qu’elle m’en veuille au point de me laisser condamner en se taisant…
La déclaration de Garrick était accueillie avec un calme glacial, et c’était dans un silence absolu que l’accusé regagnait sa place au milieu de la salle d’audience. Toutefois on ne pouvait rien préjuger de cette attitude du public, moins encore de celle des jurés.
Le peuple anglais, non seulement est très froid, non seulement il manifeste rarement ses impressions par des démonstrations extérieures, mais encore il est trop respectueux de la justice pour se permettre de manifester son sentiment intime dans un lieu comme un tribunal, où des jurés sont spécialement chargés d’avoir un avis motivé et de se prononcer en connaissance de cause.
En l’espace d’une demi-heure, les avocats intéressés présentèrent le réquisitoire et la défense, puis le juge-président, qui jusqu’alors n’avait fait qu’assister aux débats, se contentant de les présider, prenant exclusivement des notes, intervint enfin.
Lord Pilgrim, d’une voix lente et monotone, à l’usage des jurés, résuma l’affaire, telle qu’il la comprenait. Résumé impartial mais précis, au cours duquel le haut magistrat plaça en parallèle les médiocres arguments invoqués d’une part par Garrick et la défense, de l’autre les preuves et les présomptions qu’avait su réunir contre l’accusé, l’avocat de l’accusation.
Puis le Jury se retira : l’audience était suspendue.
La salle des Assises se vida instantanément.
Tous ceux qui avaient assisté à ce débat éprouvaient le besoin d’aller se dégourdir les jambes et d’arpenter la salle des Pas Perdus.
Mirat avait, au cours de l’après-midi, lié connaissance avec son voisin, un confrère du Times, grave personnage qui parlait lentement, mais s’exprimait en français avec une correction parfaite.
— C’est épatant, s’écria Mirat, comme cette audience m’inspire peu… dieu, que c’est simple ici… plat, banal… rien dans cette Criminal Courtne parle à l’imagination, n’impressionne l’esprit… Que diable, chez nous…
Le journaliste fit à son confrère l’enthousiaste description de la Cour d’Assises Française, et de la solennité avec laquelle les procès criminels s’y jugeaient.
Sourire silencieux du confrère.
Lorsque Mirat eut fini :
— Je connais, dit-il, votre Cour d’Assises, elle impressionne en effet, elle impressionne même trop… Excusez-moi d’exprimer ma pensée si brutalement, mais j’estime que la justice criminelle chez vous, ce n’est pas de la justice, c’est du théâtre… En outre, dans la bataille qui s’engage devant le jury, vous avez des adversaires partiaux l’un et l’autre. Le procureur, dont le métier est sans cesse de requérir et pour qui la condamnation constitue un succès. L’avocat, d’autre part, dont le métier est toujours de défendre, et pour qui la condamnation constitue une défaite. Chez nous, il ne se mêle dans les débats, aucune question d’amour-propre, aucune question professionnelle : l’accusateur d’aujourd’hui sera défenseur demain. Les deux adversaires, si l’on peut employer ce mot, que les hasards de l’audience mettent en présence, ne luttent pas l’un contre l’autre, ils recherchent simplement ensemble, bien qu’avec des objectifs différents, à faire la lumière, à découvrir la vérité…
— Vous n’en saurez pas davantage sur cette grave question…
Une sonnerie venait de retentir, elle annonçait le retour du jury.
Celui-ci avait délibéré pendant vingt minutes à peine, il revenait avec un verdict qui, aux termes de la loi, devait être unanime.
***
Pendant ces vingt minutes d’attente, le détective Shepard qui connaissait comme sa poche les couloirs de Old Bailey, avait réussi – encore que cela ne fût pas très « correct » – à rejoindre Garrick dans la cellule qu’il occupait, tout à côté de la salle d’audience.
Shepard, connu par le policeman chargé de la garde du prisonnier, avait pu pénétrer dans la cellule, s’entretenir, un instant, seul à seul avec l’accusé.
Les deux hommes s’étreignaient les mains :
— Eh bien, Shepard ?
— Eh bien Tom Bob ?
— Eh bien, Shepard, que pensez-vous de cette audience ?
Shepard fit la grimace :
— Je suis, déclara-t-il, fort ennuyé de l’absence de French. Certes ces jurés seront des imbéciles s’ils ne croient pas à l’authenticité de sa dépêche… elle provient assurément de French, cette dépêche… mais… et puis qu’est-ce que diable a pu l’empêcher de revenir ?…