Job, dans ce cas aurait agi pour le compte de quelqu’un ayant intérêt, non seulement à faire disparaître toute trace du voyage de French en France, mais en outre tout document susceptible d’innocenter Tom Bob en révélant l’existence certaine de M meGarrick, sa femme.

À quelle opinion fallait-il s’arrêter ?

Job était-il intelligent ou bête ? Oui ou non ?

— Il faudra que j’en aie le cœur net, pensa M meDavis, qui décida aussitôt d’aller voir Shepard, afin d’obtenir de lui la mise en filature, peut-être même l’arrestation du nègre.

M meDavis en s’en allant ne pouvait dissimuler son dépit.

— De tout cela, reconnaissait-elle, il résulte pour le moment ce fait unique que j’avais, voici deux heures des documents prouvant l’innocence absolue de Tom Bob, et que désormais je ne les ai plus.

Qui donc peut en vouloir à notre ami ? Quels sont les terribles adversaires qui s’acharnent à sa perte ?

18 – SUR UN AIR DE WHISKY

Sur le quai de Victoria Station à Londres, le célèbre policier Juve, et son collègue et ami, l’inspecteur Michel, causaient en faisant les cent pas.

Onze heures moins dix, le train à destination de Douvres n’allait pas tarder à prendre le départ.

***

Depuis que Juve avait perdu de vue lady Beltham, alors qu’elle s’embarquait sous la bonne escorte de French à Dieppe, sur le steamer Écosse, il était revenu à Paris, puis apprenant par son collègue et ami l’inspecteur Michel que le Bedeau était reparti pour Londres, Juve n’avait pas hésité à revenir en Angleterre, se félicitant de la coïncidence qui justifiait son retour à Londres, où il prendrait, non seulement l’apache en filature, mais encore où il allait réaliser le fameux projet pour lequel M. Havard, quelques jours auparavant, lui avait donné « carte blanche », mais en spécifiant bien que Juve voyageait à ses « risques et périls ».

Juve avait entraîné son collègue Michel jusqu’à Londres, et tous deux s’y trouvaient encore trois ou quatre jours après ce qu’ils appelaient l’« affaire de Bonnières ».

Toutefois, Michel ne bénéficiant que d’une courte permission, devait regagner son poste.

C’était précisément ce jour-là qu’expirait le délai, il importait de réintégrer la Préfecture et de faire une réapparition au quai des Orfèvres.

Juve, libre, restait à Londres.

Cependant, il avait tenu à accompagner jusqu’au train, son collègue et ami.

Michel avait posé sa valise, retenu sa place. En attendant le signal du départ, il continuait à se promener avec Juve, et les deux hommes continuaient à parler de leurs affaires.

Décidément, il restait des trous.

Pour la cinquantième fois, depuis quarante-huit heures, Michel demandait à Juve :

— Enfin, mon cher patron, que pensez-vous de la disparition du détective French ? Le fait qu’il n’est pas revenu à Londres, qu’il n’a point paru au procès de Garrick, me ferait plutôt croire que cet Irlandais détective était l’agent de Fantômas, plutôt qu’un représentant authentique du Conseil des Cinq ?

Juve haussa les épaules :

— Mon cher Michel, répondait-il, votre conclusion est détestable ; French n’était pas du tout un envoyé de notre effroyable adversaire… Je suis de plus en plus convaincu que s’il n’a pas mené à bonne fin sa mission, c’est qu’il en a été empêché par un cas de force majeure, un cas de force majeure terrible : la mort.

— Juve, vous croyez que French a été assassiné ?

— Je vous l’ai déjà dit, je ne le crois pas, j’en suis sûr.

— Mais par qui ? et pourquoi ? dans quel but ?

— Oh oh ! s’écria Juve, vous allez trop vite mon bon ami. Tout d’abord, il importe de scinder la question. Demandons-nous par qui French a pu être assassiné, cela nous permettra peut-être, lorsque nous aurons la réponse à cette première question, de solutionner la seconde, à savoir : Pourquoi French a-t-il été assassiné ?…

— Je ne comprends pas, Juve, mais je vous écoute.

— Écoutez-moi, Michel : French a été assassiné, c’est certain, par qui ? éliminons d’abord l’hypothèse d’un crime commis par Fantômas. Fantômas est en prison. En outre, il avait le plus haut intérêt à laisser French en vie, puisque French apportait à la justice la preuve de son innocence. Reste lady Beltham. Lady Beltham a-t-elle assassiné French pour ne pas être traînée de force devant la Cour criminelle d’Old Bailey ?… C’est assez invraisemblable, et je douterais en tout cas que cette grande dame ait pu mettre son projet à exécution. Un homme comme French, un détective, un membre du Conseil des Cinq, ne se laisse pas faire par une femme, même par lady Beltham.

— Alors, interrogea Michel, qui a tué ?

— Parbleu, dit Juve, c’est là toute la question… mais je serais tenté de croire que le coupable n’est autre qu’un certain voyou de mauvaise apparence, que j’ai bien cru voir, au moment du départ, à bord de l’ Écosse. Mes idées ne sont pas assez nettes encore sur ce point pour que je puisse, même en pensée transformer mon hypothèse en certitude…, néanmoins, j’étudie la question, et d’ici quelques jours, j’espère être fixé.

Le train allait partir, on invitait les voyageurs à monter en wagon.

Michel s’installa dans son compartiment, mais, par la fenêtre, il interrogeait encore son maître et ami :

Il semblait que ces deux hommes qui, cependant, venaient de passer plusieurs jours en tête-à-tête, n’avaient pas encore eu le temps de se communiquer leurs impressions, et que c’était au moment de la séparation qu’ils avaient le plus de choses à se dire.

— Juve, demanda-t-il, que pensez-vous, au fond, de la condamnation de Garrick ? croyez-vous qu’elle soit définitive, se peut-il que Fantômas, puisque Garrick n’est autre que Fantômas, se soit laissé prendre ainsi comme dans une souricière, n’est-ce pas véritablement enfantin de sa part…, indigne de lui ?…

Juve, chaque fois que l’on prononçait le nom de Fantômas, baissait le ton, regardait machinalement autour de lui, comme s’il craignait d’être écouté, épié.

— Avez-vous remarqué, Michel, que sur dix Anglais, on rencontre huit policemen… Ce sont décidément les fonctionnaires les plus nombreux du Royaume-Uni, et j’aime à croire que la meilleure façon de passer inaperçu pour quelqu’un qui voudrait se cacher, serait de se faire recevoir dans le corps de ces sympathiques employés de Scotland Yard ?

— Répondez-moi, dit Michel.

— Mon cher Michel, j’ai comme vous la conviction que si Fantômas était sur ses gardes, s’il avait vraiment commis ce crime, et attendu d’être arrêté, la police aurait fait chou blanc Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Fantômas a été arrêté le plus facilement du monde parce qu’il ne cherchait pas à se cacher ni à se défendre. Pourquoi ? C’est à la fois simple et incroyable.

— Pourquoi ? Vous êtes impossible, Juve, permettez que je vous le dise. Ne voyez-vous pas que je meurs d’impatience.

— Fantômas a été arrêté parce qu’il n’avait pas commis ce crime. C’est l’ironie du Destin : Fantômas est innocent C’est la raison pour laquelle on l’a arrêté… Mais maintenant qu’il se trouve sur la paille humide des geôles, il doit se mordre les doigts. Il connaît la question, le régime des prisons anglaises, la façon dont on exécute les sentences rendues par les tribunaux. Vous me demandez ce qui va se produire ? De deux choses l’une, Michel, ou M meGarrick paraît et on est bien forcé d’annuler, de le remettre en liberté, et on recommence. Ou M meGarrick ne se montre pas et Fantômas est pendu haut et court.

— Ce n’était pas la fin que vous espériez pour Fantômas, n’est-ce pas Juve ?

— Non, Michel, non, je préférerais voir remettre Garrick en liberté, je préférerais voir Fantômas reprendre sa personnalité de Tom Bob… je préférerais démasquer le monstre aux yeux de tous. Mais tout n’est pas fini…

— C’est par les femmes, n’est-ce pas, Juve, que vous espérez encore réussir ?


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