— Par les femmes, reprit le maître policier d’un air énigmatique, oui, peut-être… À l’affaire concernant Garrick, se trouve jointe une autre affaire, encore plus compliquée que la police néglige à tort. Vous savez, Michel, que Françoise Lemercier pleure toujours la disparition de son petit garçon Daniel… Vous savez, aussi, que Nini Guinon exhibe partout avec une ostentation marquée un enfant qu’elle prétend être son fils, son fils Jack.
— Juve, murmura Michel, Juve, je vous en prie tenez-moi au courant, qu’allez-vous faire ?
Pour toute réponse, le policier prit la main de Michel, la serra cordialement. Le train lentement s’ébranlait, sans bruit, sans secousses. Et Juve prononça une dernière phrase :
— Je vous ai dit que le meilleur moyen pour passer inaperçu en Angleterre, c’était de devenir policeman… je vous répète, Michel, que j’ai mon idée…
***
— Comment t’appelles-tu ?
— Daniel…
À chaque fois, le bruit d’une gifle magistrale retentissait, à laquelle succédaient d’apitoyants petits sanglots d’enfant…
— Comment est-ce que t’as dit, sale môme… attends voir que je te dresse… obéiras-tu, nom de Dieu, dis voir comment tu t’appelles ?… dis que tu t’appelles Jack… Jack… C’est facile à comprendre, entends-tu bien… Daniel, ça n’existe pas… Toi, c’est Jack.
Il était minuit. Nini Guinon venait de rentrer dans l’immonde logis qu’elle occupait au cœur de Whitechapel, au N° 14 bis de Belmont Street. Cet immeuble à quatre étages était un hôtel meublé dans lequel on accédait par un étroit couloir, au haut duquel on parvenait par un escalier étroit et tortueux…
Deux bars interlopes occupaient les locaux du rez-de-chaussée. Au premier et au second étage étaient installés de vagues et misérables commerces, et au-dessus c’étaient de pauvres logis, où vivaient dans une promiscuité répugnante trop de gens mal vêtus, mal éduqués, incapables du moindre travail et ne vivant que de rapines. Le bouge dans toute son horreur !
C’était là que Nini Guinon était venue échouer.
L’épouse de lord Duncan-Ascott habitait, au quatrième, un logement composé d’une pièce et d’une cuisine.
En face du logis de Nini, sur le même palier, se trouvait une chambre misérablement meublée de deux grabats et d’une table. Cette chambre ou pour mieux dire ce repaire servait d’asile occasionnel et provisoire aux deux meilleurs amis de Nini Guinon, les apaches parisiens le Bedeau et Beaumôme qui, de temps en temps, venaient là, lorsqu’ils n’avaient rien de mieux à faire, lorsqu’ils ne s’endormaient pas, complètement ivres, sur les berges de la Tamise, ou ne couchaient pas au poste pour tapage nocturne.
Ce soir-là, quarante-huit heures après le départ de Michel pour la France, Nini Guinon était rentrée pompette et le cœur joyeux.
Elle avait, selon son expression, « bien rigolé toute la soirée ». Depuis cinq heures du soir, en effet, on n’avait pas arrêté de faire la bombe. Les hommes, qui par hasard avaient de l’argent, avaient offert un dîner princier, on avait bu ensuite pour fêter le retour du nègre Job, qui décidément ne pouvait s’habituer à sa nouvelle place… Encore un auquel, malgré sa couleur d’esclave, ne convenaient ni l’obéissance ni l’existence régulière qu’impose le service des bourgeois.
On avait donc bien ri et bien bu, mais on s’était surtout amusé de l’idée qu’avait eue Beaumôme de faire absorber un verre de whisky à l’enfant de Nini, au petit Jack.
Daniel avait failli étouffer, et même Nini avait un instant craint de le voir passer de vie à trépas.
Mais le gosse avait fait de telles grimaces qu’il aurait été impossible au plus morose de ne pas se tordre…
À cette abominable scène avait succédé l’orgie habituelle.
Hommes et femmes avaient absorbé verres sur verres, si bien qu’après avoir été mis à la porte du bar où l’on avait bu, c’est à peine si chacun avait pu regagner son domicile.
Pourtant Beaumôme et le Bedeau avaient accompagné Nini jusque chez elle. Il l’avaient aidée à remonter jusque chez elle.
Beaumôme comptant sur l’ivresse de la jeune femme ainsi que sur l’obscurité, avait espéré pouvoir enfin faire sa conquête définitive, devenir son amant. Une fois encore, Beaumôme en avait été pour ses avances. Nini, très gaie pourtant, n’avait pas le cœur à l’amour. Brusquement, au moment où Beaumôme se croyait sûr de la victoire, elle lui avait fermé la porte au nez, le laissant déconfit et titubant sur le palier, en tête à tête avec le Bedeau.
Poursuivant une idée fixe d’ivrogne, Nini Guinon, tout en dévêtant de façon malhabile le pseudo petit Jack, s’efforçait de persuader, l’enfant qu’il ne s’appelait pas Daniel.
Le pauvre gosse, tout écœuré encore par l’affreuse boisson qu’on lui avait fait avaler, s’obstinait à répéter son nom… Or, à chaque fois qu’il disait s’appeler Daniel, une taloche venait lui apprendre qu’il convenait de mentir pour n’être pas battu…
Hélas, l’enfant pouvait-il comprendre ce que voulait cette mégère ?
***
L’ivresse fait voir des choses qui sont ou ne sont pas, mais qui sont extraordinaires. Les vapeurs du whisky engendrent d’étranges images. On doit à l’eau-de-feu nationale de l’Angleterre, des rêves surprenants.
Rêve-t-on, à vrai dire, ou la réalité ne participe-t-elle pas au songe ?
À peine Nini Guinon s’était-elle endormie qu’elle sentit entre deux eaux, que quelque chose n’allait pas. Étendue sur le dos, la bouche ouverte, le souffle court et précipité, la tempe lui battait comme un soufflet de forge. Tous les muscles de son corps se contractaient. Des milliers de piqûres d’épingles viennent lui chatouiller l’extrémité des doigts, la plante des pieds. Elle rêve à son passé : le logement de la rue Saint-Fargeau, l’assassinat du garçon de recette par Paulet, son amant, le mariage avec Ascott, la naissance de l’enfant… Oui, ce sont les douleurs de l’accouchement… Elle ouvre les yeux. Où se trouve-t-elle ? Mais dans sa chambre de Belmont Street, au quatrième. Un léger courant d’air passe sous le battant de la fenêtre et le rayon de lune orne l’apparition de reflets argentés. À coup sûr, c’est une forme humaine. Un fantôme de femme, dirait-on, tout noir, un éclat doré à hauteur de la nuque. Elle se glisse très lentement vers le lit où repose Nini.
— À boire, crie Nini, qui a voulu dire autre chose, mais sans y parvenir.
Plainte sourde du petit Daniel. Nini se dit : je me rendors. Mais comment se fait-il qu’elle puisse voir, si elle dort, l’apparition s’approcher de l’enfant, relever le petit Daniel, le serrer contre elle, avec des gestes câlins… La plainte se transforme en gazouillis, en chant attendri ?
— Ce n’est pas Daniel, c’est le petit Jack, pense Nini. Pourvu qu’Ascott ne sache rien.
— Malheur ! crie Nini.
Pourquoi ? Parce qu’il lui semble que l’apparition est repartie par où elle est venue : la fenêtre.
Et la femme du noble lord se réveille, glacée.
— Daniel, appelle-t-elle, le cœur serré par son rêve. Rien.
Elle se lève. Elle allume la lampe à pétrole. Le logement est vide. Le petit Daniel a disparu. Nini Guinon s’est laissé voler son enfant.
— Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu, crie-t-elle.
***
Quelques instants plus tard les cris de l’ivrognesse réveillaient le voisinage.
Beaumôme et le Bedeau surgissent, la mine effarée, demandent de quoi il s’agit…
Nini Guinon hurle :
— On m’a volé mon fils… mon Jack… je vais me plaindre à la police, je veux qu’on le retrouve…
— Ça va bien, murmure à l’oreille de Nini le colossal Bedeau, tâche donc de la boucler… tout à l’heure il fera jour, on s’occupera de retrouver ton salé…
— Bouge pas, dit Beaumôme, ça ferait du vilain si jamais les policemen montaient ici, rapport à ce que, entre nous soit dit, le môme qu’on t’a soufflé et ton fils, le petit Jack, c’est pas tout à fait la même chose… des fois que la justice s’aviserait…
Nini approuve du geste le pâle voyou.