— J’espère, demandait-il, comme le policier et le journaliste le saluaient, j’espère, messieurs, que vous voici parfaitement remis ? Vous m’excuserez de vous avoir convoqués si vite, mais je suppose que vous avez aussi hâte de quitter Brest que j’ai hâte moi-même, de clore l’information ouverte, relativement à la perte de ce malheureux navire ? Vous savez à quoi il faut l’attribuer ?
— Ma foi, non, monsieur le juge d’instruction.
— Messieurs, il n’y a aucun doute à se faire, le Skobeleffs’est perdu par le fait des manœuvres coupables d’une bande de naufrageurs.
— Des naufrageurs ? Vous êtes sûr de ce que vous avancez, monsieur le juge ?
— Tout ce qu’il y a de plus sûr. Une bande d’individus sans aveu a envahi le littoral. J’ai des témoignages formels. On les a vus se promener sur la falaise, agitant des lanternes pour faire croire à la présence de bateaux et amener le navire à se mettre au plein. Bref, il ne peut subsister aucun doute. D’ailleurs, monsieur Juve, si vous vouliez une plus ample confirmation à ces faits, je m’empresse de vous aviser que la gendarmerie a arrêté un individu qui, non content de piller les épaves du Skobeleff, a assassiné un malheureux aspirant de marine.
— Son nom ?
— Son nom, je ne sais pas, mais il est surnommé Œil-de-Bœuf.
***
Des naufrageurs.
On avait attiré volontairement le Skobeleffsur les récifs de la pointe Saint-Mathieu. Parmi ceux qui avaient ainsi occasionné la perte du vaisseau, on avait arrêté Œil-de-Bœuf. Juve n’avait pas besoin d’autres renseignements pour tout comprendre.
Après avoir longuement causé avec M. Noyot, le policier demanda :
— Dites-moi, monsieur, savez-vous, par hasard, si les appareils de télégraphie sans fil de la Préfecture maritime ont enregistré, ces temps-ci, certains troubles ?
— Oui, en effet, j’ai lu dans les journaux. Mais quel rapport ?
— Aucun.
Et là-dessus Juve avait pris congé.
Mais à peine le policier était-il hors du cabinet de M. Noyot, qu’il frappait sur l’épaule de Fandor :
— Tu comprends, je suppose ?
— Non, Juve, je ne comprends rien.
— Mais c’est limpide. Mon petit, lorsque Fantômas est monté à bord du Skobeleff, il s’est parfaitement douté que son vaisseau allait avoir à ses trousses toutes les marines du monde. Bien. Il a inventé alors une manœuvre inimaginable : Fantômas, qui a des complices dans le monde entier, a dû trouver moyen de lancer un télégramme sans fil, secret, pour convoquer à la pointe Saint-Mathieu ceux qui devaient causer la perte du cuirassé. N’en doute pas, c’est volontairement que les gredins qui sont les amis d’Œil-de-Bœuf, et de Fantômas, ont attiré le Skobeleffsur les récifs. Fantômas a inventé cette excellente façon de débarquer à l’improviste. Quant au portefeuille, Fandor, de deux choses l’une : ou Fantômas ne connaissait pas son existence, et alors je m’explique fort bien qu’il ne l’ait point sauvé au moment où le vaisseau coulait, ou il soupçonnait son extraordinaire importance et dans ce cas il avait imaginé la plus infernale des machinations.
— Laquelle, Juve, grand Dieu ?
— Eh, parbleu, Fandor, nous enfermer dans la cabine où était ce document, couler le navire, nous faire noyer dans une pièce où, fatalement, on nous retrouverait, nous, Français, à côté de ce portefeuille diplomatique. Tu vois ça d’ici ? le scandale qui en résultait ? l’accusation qui pesait sur notre pays, d’avoir volontairement coulé le Skobeleff ?
***
— C’est invraisemblable, dit Fandor.
Atterrés, les deux amis continuaient à regarder autour d’eux cette petite chambre dont ils ne s’étaient absentés que le temps d’aller au Palais de Justice et d’en revenir, et où, maintenant, régnait un superbe désordre.
— Regarde, dit Juve, on a fouillé partout, partout, m’entends-tu ? Il n’y a pas besoin d’être grand clerc, même, pour s’apercevoir que l’on a passé des aiguilles à travers notre matelas.
— Démonté la commode.
— Sondé les lames du parquet.
— Retourné nos oreillers.
— Et nos traversins.
— C’est mieux qu’une fouille, Juve, c’est une perquisition. Bougre de bougre, qui diable a pu ainsi trouver moyen de pénétrer dans notre chambre ? qui diable a voulu s’assurer que nous ne cachions rien ? Ne croyez-vous pas qu’Ellis Marshall ou Sonia…
— Non, tu te trompes. Certes, ni Sonia, ni Ellis, pour rattraper le portefeuille, ne se feraient scrupule de s’introduire chez nous, de tout bouleverser. Mais enfin ce sont des agents diplomatiques, ils s’arrangeraient certainement pour ne pas laisser de traces.
— Alors, qui, Juve ?
— Mais Fantômas, parbleu. Si réellement Fantômas se doute que nous avons le portefeuille, si réellement il a eu connaissance de notre sauvetage, ce qui n’était pas difficile, et du sauvetage de ce terrible document, dans les quatre jours qui nous restent à vivre avant que nous remettions le portefeuille rouge au prince Nikita, nous devons nous attendre aux pires catastrophes.
— Eh bien, Juve ? en avant pour les catastrophes. Voilà dix ans que nous nous débattons dans les luttes les plus insensées, au milieu des périls les plus caractérisés, que diable, nous n’en sommes plus à économiser quatre jours d’aventures ?
***
À midi et demi, après un bon déjeuner qu’ils avaient arrosé d’un vin d’excellente qualité, Juve et Fandor se retrouvaient, assis dans le jardinet formant la cour du petit hôtel où ils étaient descendus.
Mais tandis que Juve, une heure auparavant, était silencieux, un peu sombre, alors que Fandor était de bonne humeur, suivant son habitude, c’était exactement tout le contraire aujourd’hui. Juve plaisantait et Fandor boudait.
— Mon petit, expliqua le policier parlant à haute voix, n’ayant nullement l’air de redouter que l’on entendît ses paroles, mon petit, il faut se faire une raison. Puisque nous avons été assez heureux pour sauver le portefeuille rouge du naufrage du Skobeleff, il faut que nous employions tous les moyens possibles pour arriver à voyager avec lui jusqu’à Paris sans nous exposer à ce qu’on nous l’enlève. Voyons, que proposes-tu ? Où cacher le portefeuille ?
— Que diable, vous êtes fou de parler ainsi Juve ? Voilà que vous criez maintenant à tous les échos que nous détenons le portefeuille ? Ah çà, vous n’avez donc pas aperçu Ellis Marshall et Sonia qui dînent sous cette tonnelle, à moins de cinq mètres de nous et qui certainement ne perdent pas de vue un seul de nos mouvements ? Vous voulez donc que nous ayons tout le monde à nos trousses ?
— Peu nous importe, va. Nous serons bien assez malins pour déjouer leur poursuite, et puis, d’abord, là n’est pas la question. Comment proposes-tu de faire voyager le portefeuille rouge ? Réponds.
— Eh bien que diriez-vous de cette proposition : cacher cette maudite serviette de maroquin dans un train ? Nous prendrions le train suivant.
— On fait dérailler un train, Fandor.
— Alors, si nous frétions une automobile ?
— Encore plus sot, Fandor. Une automobile a des pannes, brûle. Trouve autre chose.
— C’est difficile. Tiens, au fait, pourquoi n’enverrions-nous pas le document par la poste ?
— Parce que l’on vole à la poste.
— Vous avez raison. Mais vous êtes bien difficile. Que proposez-vous, vous ?
Juve décidément avait complètement perdu ses habitudes de prudence. Ostensiblement et alors qu’il savait les deux agents Sonia et Ellis Marshall embusqués à quelques pas de lui, il tira de sa poche le fameux portefeuille rouge.
— Mon petit Fandor, la meilleure cachette que je connaisse la voici : le portefeuille est dans ma poche. Il y restera jusqu’au moment où je le remettrai au lieutenant prince Nikita. J’imagine qu’on ne me le prendra pas à mon insu. D’ailleurs, pour plus de sûreté et pour occuper les quatre jours qui nous séparent du moment où nous pourrons nous en débarrasser, Fandor : voyageons à petite journée. Ce soir allons coucher à Morlaix. Demain nous irons un peu plus loin.