À la vérité, l’explication était simple.

Quand, en compagnie de son père, la jeune fille s’était embarquée à bord du Skobeleff, elle n’avait pas été longue à s’apercevoir que Fantômas attachait une extrême importance au portefeuille rouge.

Plus tard, alors que le Skobeleffs’enfonçait dans les flots, en train de se sauver à la nage, Hélène anxieusement s’était demandée ce qu’il était advenu du portefeuille rouge.

— Je m’emparerai du portefeuille, s’était juré Hélène, j’empêcherai mon père de s’en servir pour de nouveaux crimes, j’empêcherai Juve d’en tirer parti contre Fantômas.

Le hasard l’avait aidée.

Quand Juve et Fandor avaient été cacher le portefeuille dans l’anfractuosité de la falaise à la pointe Saint-Mathieu, la fille de Fantômas les avait vus. Alors que les deux amis s’éloignaient, elle était revenue à la cachette, elle s’était emparée du portefeuille.

Jean-Marie s’était trompé quand il avait cru que la fille de Fantômas dissimulait quelque chose dans un rocher. Elle n’y cachait rien. Elle venait au contraire y dérober un dépôt.

Et de même plus tard, quand Fantômas avait trouvé sur le sable de la grève la trace des pas de Juve, Fandor et sa fille, il s’était trompé en imaginant que Juve et Fandor étaient venus après sa fille, alors qu’en réalité, Hélène avait passé après eux.

La fille de Fantômas, arrêtée à l’improviste, n’avait pas eu le temps d’enlever le portefeuille de sa nouvelle cachette.

Après une angoisse épouvantable, au sortir de la prison de Brest, elle s’était jetée à la poursuite de la roulotte des Zizi, puis, l’ayant enfin retrouvée, elle était demeurée au camp des chiffonniers, afin de pouvoir surveiller plus facilement le harnais de Papillon.

***

Cinq minutes plus tard, la fille de Fantômas abandonnait l’enclos. Elle avait serré dans son corsage le redoutable document qu’au péril de sa vie elle était venue reprendre dans ce maléfique endroit.

Or, comme s’aidant d’une échelle trouvée dans un coin du clos, elle en franchissait l’enceinte, Hélène pensa s’évanouir de frayeur.

Une voix rude l’interpellait :

— Hé là-bas, la jolie fille, que diable trafiquez-vous par ici ?

D’un mouvement accéléré, Hélène avait glissé au bas du mur, puis elle avait pris sa course, elle fuyait, éperdue.

Du clos d’équarrissage, un homme était sorti, porteur d’un gros falot d’écurie, un homme gigantesque, qui bientôt la rejoignit, l’agrippa, la secoua :

— Nom d’un chien, criait-il, c’est pas des magnes à faire. Qu’est-ce que vous fichez sur le mur ? Répondez voir un peu. C’est-y que ça vous amuse de regarder la charogne ?

— Lâchez-moi. Je ne fais rien de mal. Je regardais.

— Oui, vous regardiez, mais quoi ?

L’homme leva sa lanterne.

— Ah, nom de Dieu, s’écria-t-il, c’est rien farce, tiens. Je vous reconnais, la petite. C’est vous, la nommée Hélène, la fille adoptive des chiffonniers ? Je vous ai déjà reluquée auprès de la mère Zizi. Là ousque c’est qu’on a acheté un bidet l’autre après-midi. Et puis, vous êtes tout plein gironde. On ne s’embêterait pas avec vous.

Il la serrait moins fort et lui faisait les yeux doux. La malheureuse fille de Fantômas, tremblante, à son tour dévisagea son brutal interlocuteur.

Il était vêtu d’une chemise de nuit crasseuse, dont bâillait le col sur sa poitrine velue. Un pantalon mal attaché lui serrait la ceinture, s’enfonçait dans de grandes bottes, et surtout, surtout Hélène distinguait ses bras, ses bras tachés de sang rouge et elle voyait du sang encore, du sang caillé, séché, coagulé sur ses mains, son vêtement.

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Moi ? Jean-Marie l’équarrisseur. Allons, n’faites pas de magnes et venez visiter un peu la turne puisque aussi bien, tout à l’heure, vous vous donniez la peine de sauter le mur, rien que pour regarder la cour d’écorchage. Allons, v’nez donc.

Hélène, à cette minute, défaillait.

Pour tenter la périlleuse entreprise qu’elle venait de réussir, elle avait dû faire appel à toute son énergie, maintenant elle était à bout, épuisée.

Mais Jean-Marie, qui avait parfaitement reconnu la fille de Fantômas, et qui se demandait, très anxieux, ce que celle-ci avait bien pu venir faire au clos d’équarrissage, n’était nullement disposé à la laisser partir.

Il ouvrait le bras, dans le geste d’un homme qui veut prendre de force quelqu’un contre sa poitrine et il ricanait, risible mais formidable.

— Allons ! la donzelle, v’nez donc.

Mais, au même moment, brusquement, Jean-Marie culbuta dans l’ombre en poussant un cri sourd :

— Ah nom de…

Qu’arrivait-il donc ?

La fille de Fantômas, éperdue, n’eut même pas le temps de s’en rendre compte. Devant elle, Jean-Marie, tombé à terre, se débattait, luttant avec un inconnu qui l’avait empoigné par les épaules et violemment jeté sur le sol.

Une voix cria :

— Fichez le camp, fichez donc le camp, nom de Dieu.

Hélène suivit le conseil, prit sa course, s’enfuit, folle de peur.

***

Près du clos d’équarrissage, une heure plus tard, Jean-Marie se démenait pour rompre les liens dont on lui avait entouré les poignets, les chevilles, pour arracher le bandeau qui l’aveuglait.

L’apache-équarrisseur était furieux :

— Ah saloperie de saloperie, bon sang de bon sang, sûr et certain que c’était un coup monté que c’t’affaire-là. Mais je les repincerai tous les deux. Jour de Dieu, d’où diable venait-il ce maudit camelot, ce camelot qui s’est jeté sur moi, qui m’a arrangé comme je suis, et puis s’est trotté, si vite, si habilement que je sais plus du tout maintenant de quel côté il a fichu le camp, ni même ce qu’il voulait, ni même si la fille de Fantômas s’est sauvée avec lui ou toute seule ?

20 – LA TÊTE D’ŒIL-DE-BŒUF

— Vous ne voulez pas répondre ? vous vous obstinez à prétendre que vous ne comprenez rien à toutes ces aventures ? que vous êtes parfaitement innocent de la mort de cet officier ? que vous n’avez pris part à aucune des opérations criminelles relevées contre vous au cours de l’instruction ? C’est bien cela ?

— Mais, mon président, c’est la vérité pure.

— Eh bien, le jury appréciera. Nous allons suspendre quelques instants, puis nous reprendrons l’audience pour l’audition des témoins.

Le président de la Cour d’Assises se recouvrit et ses assesseurs se levèrent et, graves, dignes, imposants, majestueux, leurs robes rouges dessinant des taches sanglantes sur le fond sombre des boiseries, les magistrats, un par un, se retirèrent dans la chambre des délibérations, avec le désir de se reposer quelques instants pendant que les gendarmes entraînaient au dépôt le malheureux Œil-de-Bœuf qui comparaissait ce jour-là devant le jury criminel de Quimper.

Mais pourquoi l’apache parisien qui, avec Bec-de-Gaz et tant d’autres étoiles de première grandeur de la pègre des faubourgs, avait commis des milliers de crimes, « passait-il » aux assises, ce jour-là ?

Œil-de-Bœuf avait été arrêté quelques heures après le naufrage du Skobeleffau moment où il détroussait un noyé, un officier de marine russe, victime du naufrage.

Il y avait contre Œil-de-Bœuf, et l’acte d’accusation les avait relevées, de lourdes charges. Non seulement on l’accusait d’avoir assassiné l’officier qu’il dévalisait au moment de son arrestation, mais de plus, on l’accusait d’avoir pris part aux manœuvres des naufrageurs.

On ajoutait qu’Œil-de-Bœuf faisait partie de la bande interlope qui, quelque temps auparavant, s’étaient répandue sur la Bretagne entière, où elle avait volé, pillé, tué.

***

L’audience, présidée par un magistrat sévère, n’avait encore été marquée par rien d’intéressant.

Le public qui se pressait dans le Tribunal de Quimper n’avait pas encore eu l’occasion de frémir.

Œil-de-Bœuf, très abattu, se bornait à nier.

— Mon président, avait répété l’apache d’une manière ininterrompue, sur un ton de voix plaintif et résigné, j’ai rien fait, j’suis innocent.


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