— Juve, rappelez-vous de ce que je vous ai dit : Œil-de-Bœuf est innocent. Votre devoir est de le sauver, votre devoir, Juve.

Juve avait compris. Tandis que l’automobile s’enfuyait dans un nuage de poussière, Juve hurlait, tendant le poing :

— Fantômas, malédiction, c’est Fantômas.

***

Juve vivait un véritable cauchemar. Il lui semblait que tout tournait autour de lui, que les arbres de la petite place, la boutique de l’épicier qui en faisait le coin, le bureau de tabac qui était un peu plus loin, le Palais de Justice, même, dansaient une valse endiablée.

Ainsi, il avait encore manqué l’arrestation de Fantômas ?

Et le Roi du Crime l’avait nargué : « Votre devoir est de sauver Œil-de-Bœuf » avait crié Fantômas. « Œil-de-Bœuf est innocent. »

Eh, parbleu, Juve le savait bien qu’Œil-de-Bœuf était innocent. Il ne l’ignorait pas, que son devoir était de sauver l’apache injustement détenu pour un crime qu’il n’avait pas commis. Mais le moyen de le sauver ? le moyen d’arracher sa tête aux juges aveuglés par les coïncidences et probablement déjà décidés à rendre un verdict impitoyable ?

Juve demeura longtemps debout, immobile, appuyé contre un arbre sur la petite place tranquille où s’élève le Palais de Justice de Quimper.

Puis à la fin, brusquement, Juve sortit de son anéantissement :

— À la fin, c’est trop bête, se dit-il, je suis encore une fois victime d’un de ces scrupules stupides qui suffisent à paralyser l’homme le plus énergique. Évidemment, c’est vrai : Œil-de-Bœuf n’a pas mérité la mort cette fois, mais il l’a méritée vingt fois pour tous ses crimes passés. Tant pis s’il est condamné à mort. Je n’aurai pas de regrets à avoir. D’abord, parce que je n’y puis rien, et ensuite, parce que cette condamnation ne sera jamais, après tout, qu’un effet de la Justice Immanente.

Et Juve rentra dans la salle d’audience au moment précis où le président de la Cour d’Assises se levait pour prononcer le verdict.

Le policier qui venait de se tenir de beaux raisonnements, pour se prouver que le sort d’Œil-de-Bœuf lui importait peu, ne put s’empêcher de frémir, aussi blême que l’accusé, tandis que le président lisait, d’une voix monotone et indistincte, tous les considérants de l’arrêt et qu’il terminait soudain par la phrase fatale :

« En conséquence, la Cour condamne l’accusé Œil-de-Bœuf à avoir la tête tranchée en place publique… »

Œil-de-Bœuf s’écroula sur son banc.

Juve se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Il semblait, en vérité, que le grand policier, de même que le condamné, eût à subir la rigueur des lois.

21 – UN BOURGEOIS TRANQUILLE

Derrière le viaduc du Point-du-Jour, immédiatement après la grille de l’octroi qui va des bords de la Seine aux fossés des fortifications, les quais prennent un aspect tout spécial avec leur enfilade de guinguettes, leurs établissements de plaisir à bon marché, la criaillerie musicale des chevaux de bois qui tournent, des orphéons qui font danser, des orgues de Barbarie qui, continuellement, ont le courage de moudre une sempiternelle «  Valse Bleue ». Il y a là le dépôt des « bateaux-mouches », des « hirondelles ». Il y a aussi de nombreux canots où s’installent d’innombrables pêcheurs, il y a même, de temps à autre quelques petits voiliers qui demeurent en panne, faute de vent, et dont le navigateur s’obstine par dignité à ne point gagner l’île de Billancourt en faisant force de rames.

Endroit champêtre qui sent son faubourg d’une lieue, bals musettes où l’on n’oserait s’aventurer sans armes, cirques de plein air, photographes ambulants, tout concourt à faire de ce coin de la banlieue le rendez-vous aimé du peuple badaud de Paris, du gavroche qui paie une journée de plein air à son amie, la grisette, de l’apache qui offre deux heures de repos à sa « marmite ».

— Hé, là-bas, si qu’on s’envoyait deux ronds de frites ?

Au long du quai, marchant avec amour sur l’herbe brûlée du remblai, – une herbe jaune et sale, couverte de poussière, grâce au fréquent passage des automobiles qui n’éprouvent aucune gêne à transformer la route du bord de l’eau en piste d’essai – un groupe compact s’avançait.

Il y avait là des hommes et des femmes, les uns âgés, les autres tout jeunes, quelques-uns gais, quelques autres tristes, tous marchant de ce pas lourd et traînard qui est le pas habituel des ouvriers lorsqu’ils ne se rendent plus à l’atelier, lorsqu’ils marchent droit devant eux, pour se promener, pour s’amuser, et qu’en réalité ils s’ennuient profondément, ne sachant que faire, désœuvrés, sans but, sans direction bien précise.

— Si qu’on s’offrait deux ronds de frites, reprit le jeune homme maigre, qui, ayant remonté le remblai, semblait humer avec délices les relents empestés s’échappant d’un poêlon où une marchande faisait cuire, pour les verser ensuite dans de petits cornets de papier, des rondelles de pommes de terre.

— Eh bien, mon vieux Costaud, t’a pas la trouille, toi. C’est-y que tu vas payer, aussi ?

— As pas peur, Ernestine, j’suis encore là pour t’offrir un cornet. Si le Bedeau n’y voit pas d’inconvénient ?

Le Bedeau n’en voyait aucun.

D’abord le sinistre apache, en principe, trouvait qu’il fallait être deux fois stupide pour se montrer jaloux d’une « marmite », ensuite, comme il n’avait jamais le sou et qu’il était goinfre de tempérament, il estimait qu’un copain pouvait parfaitement payer une tournée de frites sans risquer de lui porter ombrage pour autant.

Le Bedeau lui-même approuva :

— Allez, hop, les autres, radinez-vous un peu par ici. Il y a justement le Costaud qui offre à chacun deux sous de frites.

— Ah, mince, alors s’écria un grand d’allure renfrognée et qui n’était autre que le Barbu, l’ancien lieutenant de Fantômas, ah, mince, qu’est-ce qu’elle va dire la marchande quand elle va voir combien c’est qu’il faut qu’on en débite de sa marchandise pour que chacun de nous en ait.

Ils étaient nombreux, en effet.

Toujours à la façon d’une bande d’enfants, les poteaux se rassemblèrent autour du poêlon, et la marchande, immédiatement, une brave femme qui, pourtant, n’avait pas froid aux yeux, se vit littéralement ahurie par les plaisanteries dont on l’assaillait :

— Hé, Maman la Friture, commanda de sa voix faubourienne le Costaud, un mec que l’on aimait beaucoup dans tous les assommoirs de la Villette, faudrait voir à voir s’il y a moyen de servir toute la compagnie ?

— Oui, criait Ernestine de sa voix piaillarde, servez-nous, Maman Friture, rapidement, et qu’il n’y ait pas de punaises, hein, dans vos patates.

Il y avait dans la compagnie un mince garçonnet qui, pendant que l’on se groupait tout autour de la marchande, avait trouvé « très farce » d’essayer de plonger sa main dans la poêle pour y choper une pomme de terre. Il s’était horriblement brûlé.

— Bon Dieu de salaud de Prussien, hurlait-il, scandalisé, ben vrai, Maman Friture, c’est du feu chaud dont vous vous servez.

L’émoi un peu calmé, le blessé consolé par les dames, qui, toutes, avec un bel ensemble, lui avaient offert de lui sucer les doigts, histoire d’éviter que ça fasse une cloque, le Costaud donnait ses indications :

— Et d’abord, combien c’est ti’ qu’on est au juste ? allez, tous par rang de taille, ah, nom d’un chien, c’est comme au régiment, un par un, fixe, Maman Friture, je vous présente la Société.

Et le Costaud qui aimait à rire, continuait, soulignant ses commandes de commentaires blagueurs :

— Voilà, Maman Friture, d’abord, à tout seigneur, tout honneur, à celui-là, le vieux qui a une barbe blanche de Mathusalem et l’air joyeux d’un croque-mort, autrement dit, au Roi des Chiffonniers, car c’est lui en personne, versez double ration, quatre sous de frites, c’est moi qui régale. Bon, passez à la caisse, à un autre. Celui-là, Maman Friture, le p’tit qui fait une si drôle de grimace, et qui porte une casquette pour s’donner des airs d’élégance, versez-lui un sou de frites seulement. Tiens, parbleu, c’est un capitaliste et je ne les aime pas, pas vrai, Camelot ?


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