— Va toujours, Costaud, j’te revaudrai ça.

Celui qu’on avait appelé le « Camelot » n’était autre, en effet, que ce marchand de journaux qui, plusieurs fois déjà, s’était mêlé à la bande des chiffonniers campant à la porte de Saint-Ouen. Il reçut avec une mimique peu satisfaite un cornet ne contenant, en effet, qu’une demi-portion de frites.

Mais le Costaud continuait les présentations :

— Hé, Maman Friture, c’est pas tout. Versez-moi quatre sous de frites, dans un seul cornet, maintenant, c’est pour les époux que voici, Papa et Maman Zizi, deux inséparables qui font la concurrence aux tourtereaux. Ils peuvent bien bouffer ensemble.

— Là, je continue, poursuivait le Costaud. Celle-là, c’est la môme Ernestine, deux sous de frites et demi… autrement dit, mettez-lui-en deux sous « bonne mesure », c’est une marmite, Maman Friture. Faut lui faire « bonne mesure ».

Et comme les éclats de rire fusaient, le Costaud expédia la fin de son monde :

— Deux sous de frites au Barbu, ainsi nommé parce qu’il est tout rasé, maintenant, rapport à des ennuis qu’il a eus avec un certain policier. Deux sous de frites au Bedeau, s’il en mangeait plus, ça lui ferait mal à l’estomac. Deux sous encore pour mézigue, parce que j’ai l’estomac, moi, qui s’balade dans mes semelles, une atteinte de boulimie, de fringale, quoi, j’peux pas m’en guérir depuis ma naissance. Et voilà, tout le monde est servi ? Fermez le ban.

— Et moi ?

— Et moi ?

— Ah, cent dieux, c’est vrai, v’là que j’oubliais celle-là et celui-ci. Ah, bougre de bougre, ah, mes aïeux, les cochons qu’est-ce qu’ils vont me dire ?

Le Costaud feignit un embarras extrême, puis il prit à la main sa casquette, s’inclina dans une révérence qu’il voulait cérémonieuse :

— Deux sous de frites pour la Belle des belles, clamait-il, deux sous de frites pour la nommée Hélène, pour l’enfant des chiffonnières, pour la fille adoptive du père et de la mère Zizi, deux sous de frites pour elle, Maman Friture, deux sous de frites épastrouillantes, mirobolantes, quintessenciées, deux sous de frites pour elle, que j’vous dis, et rien du tout pour Jean-Marie, son copain, parce qu’il est amoureux d’elle, et que quand on z’est amoureux, la légende veut qu’on vive de l’air du temps et d’eau fraîche.

Pourquoi s’étaient-ils réunis dans une promiscuité pour le moins stupéfiante, ces personnages, qui appartenaient, tous il est vrai, à la pègre parisienne, mais qui y appartenaient à titres divers ? Il ne fallait pas évidemment chercher à savoir quelles étaient les professions du Bedeau, du Barbu et d’Ernestine. Ceux-là vivaient, comme toujours, de besognes louches, de métiers hasardeux, peu avouables. Mais le camelot était un camelot, le père et la mère Zizi étaient d’honnêtes romanichels, Jean-Marie était équarrisseur, et Hélène, la jolie Hélène, elle-même, était régulièrement employée, comme trieuse, chez l’Accapareur, le plus riche des chiffonniers de la plaine de Saint-Ouen.

***

Les pommes de terre frites empifrées, aux éclats de rire de toute l’assistance qui, décidément, trouvait que ce Costaud était le roi des beaux esprits, qu’il savait toujours laisser tomber une bonne blague avec l’adresse d’un artilleur, le Costaud s’était exécuté, avait payé recta Maman Friture, en lui laissant même, générosité fort admirée d’Ernestine, deux sous de pourboire.

Ce n’était pas tout. Il fallait trouver autre chose. Le Costaud, décidément grand organisateur de la promenade, n’hésita pas.

— Ah bien, dit-il, maintenant qu’on a bouffé, un litre à seize, ça n’ferait pas d’mal, si qu’on allait au gymnase ? histoire de montrer à ces dames qu’on a encore du muscle sous la peau et qu’on sait y faire, tout comme les bonnes gens de la foire ?

D’urgence, la proposition fut acceptée.

Parbleu, oui, on allait aller au gymnase. D’ailleurs, c’était au gymnase qu’on avait rendez-vous avec les autres membres de la compagnie, avec le reste des aminches, ceux-là qui étaient venus dans la tapissière, en voiture, comme des princes, ceux-là qui faisaient partie du cortège de la mariée.

— Au gymnase, cria le Barbu, au gymnase.

— Au gymnase, répétait le Costaud.

Et ces dames elles-mêmes, la grande Ernestine et Hélène, qui semblaient dans les meilleurs termes, s’enthousiasmèrent pour cette proposition.

— Vous allez voir, ma petite, disait Ernestine, vous allez voir si je suis un peu là pour ce qui est de la balançoire.

Dix minutes plus tard, le patron des Voltigeurs, un cabaret qui dressait une tonnelle pittoresque en bordure de la route et s’enorgueillissait de posséder quatre portiques de gymnastique munis des meilleurs agrès, perdait littéralement la tête comme l’avait perdue, quelques minutes avant, Maman Friture, en voyant s’avancer les promeneurs.

La bande, en arrivant aux Voltigeurs, avait, en effet, retrouvé là toute une série de « poteaux ». Il y avait Gangrène, dit Pourriture, un vieux biffin de la vieille école, dont la spécialité était de ramasser les arlequins, pour les vendre aux restaurants populaires des environs des Halles. Il y avait Fleur-de-Rogue, une exquise petite Bretonne qui, petit à petit, se laissait entraîner à la plus crapuleuse des débauches, et qui ne jetait point des regards amicaux à Jean-Marie, son ancien ami. Il y avait la Dépeignée, une chiffonnière dont la spécialité était de se battre comme un homme, la grosse Blanche, une autre chiffonnière, qui, le matin même, avait déclaré qu’elle allait épouser un garçon de lavoir du nom de Démosthène, il y avait enfin, Maman la Canne, l’ancienne patronne du Marronnier Bleu, qui avait depuis longtemps fait faillite.

Tous voulaient être servis à la fois. Tous, ils jetaient des ordres en même temps. Ah pour une fête, c’était une fête, et l’on s’en souviendrait longtemps, à Saint-Ouen, de cette journée de rigolade qu’on s’était payée, histoire de fêter dignement le mariage de la grosse Blanche avec cette espèce d’andouille sympathique de Démosthène.

Ce mariage, ce mariage annoncé et qui, très vraisemblablement, n’aurait jamais lieu, d’ailleurs – une chiffonnière borne les formalités de ses noces, le plus souvent, à avertir ses amis et connaissances qu’elle entend désormais être considérée comme madame un tel et non plus comme mademoiselle une telle – faisait naturellement le sujet de toutes les conversations.

— Mince alors, elle en avait une veine la grosse Blanche, estimait la majorité des chiffonnières. Elle en avait une veine d’avoir dégotté un époux comme celui-là. Justement, il était gentil comme tout, ce Démosthène. On savait bien qu’il se saoulait de temps à autre et que, de temps à autre, aussi, il éprouvait le besoin de cogner, mais, quoi, tous les hommes sont comme cela, n’est-il pas vrai ? Et la grosse Blanche allait sans doute se la couler douce maintenant qu’elle aurait un homme qui avait un métier régulier, qui, chaque mois, touchait des sous.

Or, tandis que ces dames parlaient mariage, entourant la nouvelle épousée, ces messieurs, eux, mettaient leurs vestes bas, se dirigeaient vers les portiques de gymnastique.

— Venez-vous en voir, mademoiselle Hélène, susurrait doucement Jean-Marie, qui, toujours, s’efforçait d’être aux côtés de la fille de Fantômas, cependant que le Camelot, l’extraordinaire Camelot, tâchait lui aussi, de retenir perpétuellement l’attention de la jolie chiffonnière. Venez-vous en voir. Ils veulent tous faire les malins. Sûr de sûr qu’il s’en trouvera bien un pour dégringoler.

Car le sinistre équarrisseur, le lugubre apache, toujours poursuivi par son idée fixe de voir couler le sang, était persuadé qu’Hélène, qu’il avait surprise dans la cour d’équarrissage et qui ne lui avait jamais expliqué ce qu’elle y faisait, qui ne lui avait jamais dit, surtout, comment elle avait été sauvée, goûtait, comme lui, l’affreux spectacle du sang, du sang rouge et chaud, du sang tiède qui s’échappe goutte à goutte des blessures hideuses.


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