Hélène, d’abord, fit « non » de la tête, mais, en vérité, elle était tellement accablée par les prévenances équivoques de la grande Ernestine, que pour y échapper, elle se décida à accepter la proposition de Jean-Marie. Hélène, le matin même, n’avait pu trouver de prétexte pour éviter d’accompagner les amis qui se préparaient à fêter dignement le mariage de la grosse Blanche. Ayant accepté de se joindre à eux, elle devait évidemment faire bonne figure. Mais le voisinage d’Ernestine lui était insupportable. La jeune fille trouvait préférable la cynique brutalité de l’équarrisseur, d’autant, qu’instinctivement, elle était assurée que le Camelot, n’ayant point perdu un mot de la conversation qu’elle venait d’avoir avec Jean-Marie, s’apprêtait à les suivre. Qui était ce Camelot ?

La fausse chiffonnière, la fille de Fantômas eût à coup sûr donné beaucoup pour le savoir, mais elle ne pouvait arriver à le deviner. C’était un tout jeune homme de vingt-cinq, vingt-six ans. Il portait une moustache blonde, avait perpétuellement devant les yeux d’étonnantes lunettes bleues à cause d’une ophtalmie, disait-il. Sa barbiche blonde lui descendait depuis les oreilles, très épaisse, tout le long des joues. Il avait une étrange figure, mais une figure inconnue. Et Hélène qui, plus perspicace que Jean-Marie, avait parfaitement reconnu dans ce Camelot le jeune homme qui l’avait courageusement arrachée à la poigne de l’équarrisseur alors que celui-ci tentait de l’attirer dans le sinistre enclos au moment où elle venait d’y retrouver le portefeuille rouge, se sentait depuis lors étrangement attirée par ce garçon.

— Venez donc, répétait Jean-Marie, venez donc, vous allez voir, il y a le Costaud qui fait des magnes et qui tente de réussir des soleils. J’vous promets qu’il va se casser la gueule.

À ce moment précis, un cri d’horreur s’échappait des lèvres de toutes les personnes présentes.

Le Costaud, comme l’avait fort bien noté Jean-Marie, avait voulu, en effet, « épater » l’assistance. Empoignant à pleines mains, la barre du trapèze, il avait commencé un gigantesque soleil. Or, le malheureux y allait à peine, salué par les bravos de tous les aminches, que la corde cassait, la barre échappait à ses mains et projeté avec une force inouïe, le Costaud allait se fracasser le crâne contre le sommet du portique, pour retomber pantelant, inondé de sang, aux pieds des chiffonniers atterrés.

— Ah, quel malheur, le pauvre bougre.

— Cré bon sang de cré bon sang, il est bien attigé.

On se précipita de toutes parts, on accourut. Jean-Marie seul, demeurait impassible.

Au moment précis où le corps du Costaud était venu rebondir dans l’herbe, à quelques pas de lui, l’équarrisseur, en effet, s’était mis à rire, d’un rire immonde.

— Au secours.

Tout le monde pouvait bien se démener, tout le monde pouvait bien s’affoler, Jean-Marie, lui, gardait son calme.

***

On avait prévenu la police de l’accident. Une ambulance avait emmené la victime à l’Hôpital Boucicaut.

Les chiffonniers qui avaient joyeusement commencé la journée, ne parlaient plus. Bientôt ils partirent, sauf Jean-Marie, qui prétexta une course à faire à Billancourt.

Que voulait-il ?

L’apache aurait été lui-même fort embarrassé d’expliquer les motifs qui le conduisaient à laisser ses amis partir seuls. Il ne s’avouait pas à lui-même que s’il était demeuré, c’est qu’il voulait se rassasier encore les yeux, en considérant la tache sanglante qui marquait l’endroit où le corps du Costaud s’était écrasé au sol. C’était pourtant l’attrait ignoble de cette rosée de sang tachant l’herbe verte qui retenait Jean-Marie.

Mais il était dit que le monstre ne pourrait ce soir-là, satisfaire sa passion. Les chiffonniers s’étaient à peine éloignés, que Jean-Marie s’entendit appeler :

— Hé là, l’homme, venez donc causer un peu.

D’un bond, Jean-Marie se retourna.

Jean-Marie, qui déjà s’était mis sur la défensive, – il avait sans doute de bonnes raisons pour savoir que l’accident du Costaud pouvait lui causer des ennuis, – aperçut alors, assis à une table, dégustant un litre de bière, un paisible personnage vêtu de gris et qui avait tout l’air d’un paisible bourgeois.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’équarrisseur.

— Approchez donc, que diable. Je ne vous veux pas de mal. J’ai tout simplement l’intention de vous offrir un verre de bière et de causer un peu avec vous.

Jean-Marie et l’inconnu causèrent donc.

Étrange causerie. Il semblait que l’inconnu prît à tâche de questionner Jean-Marie et que Jean-Marie, entraîné par on ne sait quelle secrète sympathie, n’hésitait pas à se confier avec une franchise dont il n’était pas coutumier.

— Alors, conclut l’inconnu, au bout de quelques instants de ce mystérieux entretien, alors, comme cela, vous êtes équarrisseur ? La vue du sang, cela ne vous fait rien ?

— Ma foi, non.

— Rien du tout ?

— Oh ! rien du tout, et même…

— Même ?

— Même, je ne déteste pas ça.

C’était là, à coup sûr, des paroles audacieuses, dangereuses, et Jean-Marie les regretta immédiatement.

Si brute qu’il fût, en effet, l’équarrisseur venait parfaitement de se rendre compte qu’à ces derniers mots son interlocuteur avait tressailli.

— Et qu’est-ce que vous gagnez, dans votre métier d’équarrisseur ?

— Six francs, sept francs par jour.

— Cela vous irait de gagner vingt-cinq louis par mois ?

— Cinq cents francs ? Je ne vous comprends pas.

L’inconnu se contenta de sourire. Il tira de sa poche une carte de visite qu’il tendit à Jean-Marie :

— Vous comprendrez en voyant mon nom. J’ai besoin d’un aide. Venez donc me voir un de ces matins. Vous me plaisez.

Le paisible petit bourgeois vêtu de gris était déjà loin. Jean-Marie fixait, de ses yeux stupéfaits, la carte gravée :

— Deibler, c’est Deibler qui me parlait.

Cette nuit-là, Jean-Marie devait faire des rêves d’or, des rêves de sang.

22 – LES ÉLÈVES DU PÈRE GRELOT

Au bruit du réveil, le dormeur, étendu dans l’un des mauvais lits de l’ Hôtel d’Auvergne, boulevard Barbès, se redressa furieux.

— Sacrée sonnerie, murmura-t-il, pas moyen d’arriver à ne pas l’entendre.

Le dormeur étouffa encore un long bâillement, s’étira les bras en homme accablé de fatigue, puis, faisant un grand effort, se jeta à bas du lit.

— Secouons-nous, murmura l’ex-dormeur, secouons-nous, que diable, ou nous allons manquer la leçon.

Et c’est avec une rapidité merveilleuse qu’il acheva de s’habiller.

— Sept heures un quart, hum, je vais être en retard. L’excellent copain qui, rue Saint-Joseph, m’a passé le tuyau, m’a dit qu’il convenait d’être à huit heures chez le père Grelot si l’on voulait assister à la leçon. Bon, j’y serai à huit heures ou j’y perdrai mon nom.

Les vêtements que revêtait le jeune homme disaient assez bien sa profession. À coup sûr, il n’était pas riche. Il portait un petit complet à carreaux comme ont l’habitude d’en adopter les lads en rupture d’écurie. Il s’enfonçait sur le front une casquette plate à courte visière qui achevait parfaitement de lui donner la tournure d’un quelconque « sans-travail » comme il y en a tant dans les rues de Paris et qui sont un jour vendeurs de loupes aux étalages des rues barrées, le lendemain ouvreurs de portières, puis ramasseurs de mégots et, à l’occasion guides pour caravanes d’Anglais.

Ce curieux personnage tira de sa poche un portefeuille assez usagé, mais cependant de coupe recherchée, il y prit quelques billets de cent francs qu’il serra soigneusement dans un tiroir de la commode boiteuse, pièce principale du mobilier, s’assura qu’il restait quelques pièces blanches dans son gousset, alluma encore une cigarette, puis, d’un pas délibéré, il quitta son logis de l’ Hôtel d’Auvergne.

Ce jeune homme qui sortait ainsi d’un de ces bouges où l’on loue aussi bien « à la journée » qu’ « au mois » des chambres infectes, pleines de vermine, mais étonnamment bon marché, à tous ceux qui se présentent, quels que soient au juste leur profession, leur aspect, n’était autre en réalité que le journaliste Jérôme Fandor. C’est Jérôme Fandor qui sortait de l’ Hôtel d’Auvergneet remontait ainsi le boulevard Barbès en direction du Métropolitain.


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