Il avait fait reculer la voiture jusqu’au bord de la Seine, de telle façon que l’extrémité du haquet surplombât le fleuve, puis il fit jouer le mécanisme de bascule.

Les tonneaux qui chargeaient le haquet, les tonneaux dans lesquels se cachaient ses complices, s’ébranlèrent, roulèrent, et, les uns après les autres, tombèrent dans l’eau noire, entraînant avec eux les apaches, ceux qui, d’après Fantômas, « n’avaient pas su bien servir leur Maître ».

— Je crois, railla le bandit, que j’en noie six à la fois.

Puis, ayant éclaté de rire, il recula la voiture, la fit ranger le long de la rive et, à grands pas, sifflotant, joyeux, trouvant que tout est bien qui finit bien, le Roi du Crime se perdit dans le noir.

5 – LA CLEF PERDUE

Fantômas s’éloignait de la rive, fort satisfait et des plus persuadés qu’il avait réussi à se débarrasser de ses complices, réussi aussi à rompre les poursuites des gens de police. Fantômas se trompait.

Lorsqu’en sortant du terrain vague, il fouetta son cheval et le lança au triple galop, il avait dépassé, dans la rue Cantagrel, un homme qui lui avait jeté un long regard de haine et de menace.

Cet homme qui était survenu avec les agents aux abords du terrain vague et, qui, impuissant, assistait à la fuite de Fantômas, étant lui-même à pied et ne disposant d’aucun véhicule pour donner la chasse au bandit, n’était autre que Juve, et Juve, grâce à son flair merveilleux, avait reconnu le sinistre bandit dans le charretier grimé qui enlevait le haquet.

Juve, qui se trouvait à la Sûreté lors de l’attentat, en avait été mis au courant. Il était en toute hâte reparti en taxi-auto, fouillant Paris, téléphonant à droite et à gauche, cherchant un indice qui pût lui indiquer ce qu’était devenue la bande tragique. C’était ainsi que le hasard d’une rencontre lui avait fait apprendre au commissariat du II arrondissement que la police avait de bonnes raisons de croire que Fantômas ne s’était pas encore débarrassé de son autobus, et qu’il roulait encore dans Paris. Enfin, c’était en téléphonant à la Sûreté que Juve apprenait que deux hommes avaient été pris en filature, qu’ils semblaient s’en être aperçus, et qu’ils s’enfuyaient dans la direction d’Austerlitz.

De renseignement en renseignement, Juve arriva donc au terrain vague au moment où Fantômas s’en échappait, déguisé en charretier.

— Trop tard ! s’était écrié le policier en se rendant compte, à la mine déconfite des agents, qu’assurément la police avait été bernée une fois de plus par le sinistre bandit.

Juve, à l’instant où il parvenait sur le terrain vague, avait pris le commandement des agents qui s’y trouvaient encore réunis. Il ordonnait que l’on fouillât minutieusement les tas de bois. Quelques secondes plus tard, on lui rapportait la valise laissée par Fantômas et dans laquelle traînaient encore des bâtons de maquillage, ce qui était des plus significatifs.

— Trop tard, répéta Juve en serrant les poings.

Il abandonna immédiatement la rue Cantagrel, se doutant bien que les recherches y seraient vaines. Il eut la chance de trouver un taxi-auto et lui jetait comme adresse cette indication pourtant vague :

— À la Seine.

En cours de route, Juve interrogeait des sergents de ville :

— Avez-vous vu un haquet passer marchant ventre à terre ?

— Oui, monsieur l’inspecteur.

Il retrouva assez facilement la piste de Fantômas et arriva, peu après le départ du bandit, sur le quai où stationnait encore, vide de son chargement, le haquet qui avait servi à noyer les complices du meurtrier.

— Bigre, pensa Juve, en apercevant la voiture abandonnée, qu’est-ce que cela veut dire et pourquoi les tonneaux ont-ils disparu ?

Juve ne pouvait pas évidemment deviner le nouveau forfait du bandit.

En toute hâte il remonta jusqu’à son taxi-auto qui stationnait, l’attendant sur un pont. Il donna une nouvelle indication :

— Suivez la Seine.

Et, pendant que le chauffeur, ne connaissant pas la qualité de Juve, se disait qu’il avait chargé un bien étrange client, le policier demeurait debout dans son fiacre, cramponné à l’armature de la capote et fixant avec inquiétude les berges désertes, le fleuve.

Or, à peine dix minutes plus tard, Juve apercevait, flottant au milieu des eaux, disparaissant, puis remontant au gré des tourbillons toute une série de tonneaux.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa le policier.

Il se pencha vers son chauffeur :

— Forcez l’allure et tournez au premier pont.

Le wattman obéit. Juve, sauta sur le sol juste au moment où les tonneaux arrivaient à sa hauteur.

Or, de ces tonneaux, il semblait à Juve que montaient des cris lamentables. Les tonneaux d’ailleurs devaient se remplir rapidement, certains avaient déjà coulé, d’autres n’apparaissaient plus qu’à peine, ils allaient disparaître.

— Mordieu, j’en aurai le cœur net, gronda Juve.

Le policier s’orienta rapidement, reconnut le pont sur lequel il se trouvait : le pont d’Austerlitz, et se rappela que, sur la berge il devait y avoir deux agents plongeurs.

Juve dégringola les escaliers, rejoignit les gardiens qui étaient bien là, en effet.

— Vite, vite, leur cria Juve en brandissant sa carte d’inspecteur de la Sûreté, y a-t-il un bachot par ici ? Quelqu’un se noie !

Malheureusement si Juve était pressé, s’il voulait agir rapidement, les deux agents auxquels il s’adressait paraissaient infiniment moins désireux de se jeter à l’eau.

— Il y a bien une barque attachée au ponton des bateaux, commençait l’un d’eux, mais elle a un cadenas.

Et l’autre ajoutait, déférent :

— Monsieur l’inspecteur, nous venons de dîner. Nous mettre à l’eau maintenant, c’est risquer la congestion.

Juve très calme ne répondit pas. Il avait pour les deux acolytes un regard de mépris :

— Évidemment, faisait-il, vous êtes des agents plongeurs qui ne plongez pas.

Et, sans ajouter un mot, laissant là les deux hommes stupéfaits, Juve courut sur la berge, se dépouillait de sa veste, arrachait ses chaussures, puis, sans hésiter davantage se jeta à l’eau.

La température était fraîche. Juve qui d’abord, en plongeant, avait coulé, réapparut à la surface, à demi paralysé par le froid.

Mais vraiment Juve n’était pas homme à reculer pour un pareil incident.

— Où sont les tonneaux ? murmura-t-il.

Nageant vigoureusement, gagnant le milieu du fleuve, Juve cherchait à voir les barriques qui l’avaient intrigué.

Il n’en aperçut plus qu’une seule. Encore était-elle aux trois quarts remplie et on pouvait s’attendre d’un moment à l’autre à ce qu’elle fût engloutie.

— Hardi ! cria Juve à lui-même.

Et, avec une virtuosité que n’eût pas désavoué un professeur de natation, il tira sa coupe dans la direction du tonneau.

Or, Juve nageait si vigoureusement, avec une si parfaite habileté, qu’il finit par rejoindre le tonneau qui, cependant, entraîné par le courant, avait pris beaucoup d’avance sur lui.

Juve s’agrippa à la barrique et, nageant toujours, entreprit de la faire dévier, de la repousser vers une rive. Il n’aurait point réussi dans sa périlleuse tentative, si les agents plongeurs qu’il avait laissés sur le quai n’avaient eu une véritable inspiration.

À peine Juve s’était-il éloigné que les agents plongeurs se déclaraient :

— C’est un inspecteur principal. Tu sais, on va peut-être avoir des ennuis ?

Et l’autre agent avait répliqué :

— Faudrait tout de même faire quelque chose…

Les deux hommes se rendirent alors au ponton des bateaux parisiens et finirent par s’apercevoir que la barque, attachée là, était bien enchaînée et cadenassée, mais que le cadenas n’était pas fermé.

Dès lors, la manœuvre s’imposait. Les deux agents plongeurs se jetèrent dans la barque, firent force rames.

— Hardi, tenez bon, nous voilà !


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