Ils arrivaient juste au moment où Juve commençait à trouver que la barrique était fort lourde, et que, peut-être, il n’aurait point le temps de la pousser jusqu’à la rive avant que, complètement pleine d’eau, elle coulât dans le fleuve.
Juve, toutefois, voyant qu’on venait à son secours, se roidit et, suivant le conseil qu’on lui donnait, tint bon.
— Prenez le tonneau d’abord, commandait-il. Moi ensuite.
Mais prendre le tonneau n’était pas commode. Les deux agents purent tout juste l’agripper contre le bord de leur barque, l’empêcher de couler.
— Il va nous échapper, monsieur l’inspecteur !
— Non, mordieu, il ne le faut pas !
Juve n’était pas encore sorti de l’eau. Il soutint le tonneau et, péniblement, en cet équipage, la barque se rapprocha heureusement de la berge.
Or, à peine la petite embarcation avait-elle frôlé le quai que Juve, aidé des deux agents, parvint à hisser le tonneau sur la berge.
Mais, là, une stupéfaction nouvelle immobilisait les trois hommes. Le tonneau s’ouvrait de lui-même, le couvercle était arraché et la plus comique apparition du monde sortait à la façon dont un diable sort d’une boîte.
— Merci, messieurs ! dit le rescapé.
Mais toutefois Juve, à l’instant même, retrouvait son sang-froid, il sauta sur l’homme, il l’empoigna à l’épaule :
— Ah çà, nom d’un chien, qui êtes-vous donc ?
— Tête-de-Lard, monsieur Juve.
— Tête-de-Lard ?
Juve encore une fois fut abasourdi.
Il contemplait, au comble de l’étonnement, la tête bouffie et empâtée de graisse de l’individu qu’il venait d’arracher à une mort quasi certaine.
Juve avait jadis connu Tête-de-Lard, alors charcutier aux environs de la rue Bonaparte.
Juve savait que de mauvaises affaires avaient conduit l’ancien commerçant à exercer des professions plutôt louches. Il avait eu l’occasion de rencontrer ainsi Tête-de-Lard dans les cabarets interlopes parmi la pègre. Mais, en vérité, il ne songeait pas du tout que ce pût être cet apache-là qui allait se dresser hors du tonneau lorsque le sauvetage aurait réussi.
— Vous, Tête-de-Lard ? répéta Juve. Ah çà, mais que diable faites-vous ici ?
Tête-de-Lard était encore trop ému pour ruser ou même songer à mesurer ses paroles :
— C’est, commença l’apache, c’est à cause de Fantômas. Il y a heureusement une Providence pour les imbéciles tout comme il y a un Dieu pour les ivrognes.
— Fantômas ? c’est Fantômas qui vous à mis là-dedans ?
— Oui, monsieur Juve.
— Et dans les autres tonneaux ?
— Il y avait des copains.
— Quels copains, Tête-de-Lard ?
Mais cette fois l’apache avait eu le temps de réfléchir, il ne commettait pas la faute de renseigner exactement Juve. Il rusait au contraire, il répétait :
— Des copains à moi, monsieur Juve, des copains que Fantômas ne connaissait pas, mais qui ont eu comme moi le malheur d’arriver au moment où Fantômas désirait n’être pas reconnu.
Tout cela n’était pas clair, tout cela était même fort embrouillé. Juve, pourtant, énervé comme il l’était, n’y faisait pas assez attention.
— Cela va bien, ordonna-t-il en se tournant vers les agents plongeurs, conduisez cet individu au poste de police, faites-lui boire quelque chose, réchauffez-le ! Moi, je vais rentrer chez moi.
Et comme Tête-de-Lard faisait une figure piteuse, ne comprenant pas exactement si on l’arrêtait ou si on ne l’arrêtait pas, Juve ajoutait :
— Tête-de-Lard, il faudra venir me voir demain ou après-demain au plus tard. Ou plutôt, venez sitôt réchauffé, montez donc chez moi, 1 ter, rue Tardieu.
Juve, à cet instant, de la meilleure foi du monde, ne pensait point à soupçonner Tête-de-Lard de complicité avec Fantômas. Dans son esprit, l’apache avait tout simplement dû arriver sur la berge avec quelques amis au moment où Fantômas venait y abandonner le haquet. Fantômas avait dû vouloir se débarrasser de ce témoin gênant. Juve imaginait que Tête-de-Lard était une victime, mais ne pensait pas à en faire un complice.
***
Juve, quelques instants plus tard, s’étant assuré qu’aucun autre tonneau ne flottait sur le fleuve, regagnait son taxi-auto et rentrait chez lui.
— Mauvaise journée, songeait-il, s’habillant rapidement tout en taquinant le téléphone pour avoir la Sûreté. Mauvaise journée. Fantômas a encore triomphé, a encore commis un crime épouvantable.
Mais, tandis qu’il téléphonait ou plutôt qu’il s’égosillait à demander un numéro qu’on ne lui donnait point, Juve soudain demeurait immobile.
— Ah çà, pensait le policier, soudainement, revenant à lui-même, est-ce que je ne me suis pas conduit comme le dernier des imbéciles ? Ce Tête-de-Lard ?
Chez Juve, heureusement les pires étourderies ne pouvaient durer longtemps.
***
Le lendemain matin, il n’était bien entendu bruit dans Paris que de l’extraordinaire audace dont Fantômas avait fait preuve la veille, en attaquant la voiture des Postes à deux pas de l’Hôtel de Ville.
Or, M. le baron de Roquevaire, caissier en chef de la Banque de France, était peut-être le seul de tout Paris que cet exploit laissât parfaitement indifférent.
C’était un excellent homme, un employé supérieur sorti des rangs infimes du personnel grâce à un zèle intelligent, à une capacité hors ligne et cependant il arrivait à son bureau le front soucieux, l’air de mauvaise humeur, aussi ennuyé que possible. M. de Roquevaire qui, en traversant la Banque, avait reçu les très respectueux saluts d’une infinité d’employés, se débarrassa rapidement de son pardessus, de son chapeau qu’il remit à un huissier accouru au-devant de lui, puis il interrogea :
— M. le gouverneur est-il descendu ?
— Oui, monsieur le caissier.
— Bien, je vais le trouver ! Faites préparer mon courrier.
Le gouverneur de la Banque de France, M. Châtel-Gérard était au physique comme au moral ce que l’on est convenu d’appeler « un gros personnage ».
Parvenu par la politique, au poste farouchement envié de gouverneur de la Banque de France, arrivé très jeune puisque à peine âgé de cinquante ans, M. Châtel-Gérard était profondément imbu de sa propre importance, de ses mérites et de la situation qu’il occupait.
M. Châtel-Gérard d’ailleurs, en homme fort bien élevé, apparaissait cependant toujours comme des plus courtois, des plus affables, des plus accueillants. Il habitait, comme tout gouverneur de la Banque de France, dans l’immeuble même, un somptueux appartement auquel on accédait par un escalier de marbre.
M. de Roquevaire, caissier principal de la Banque de France, ayant sous ses ordres une multitude d’employés, était bien sûr continuellement en rapports avec M. le gouverneur.
Les deux hommes s’estimaient, s’appréciaient. Ils n’avaient point des relations de sous-ordre à patron, mais plutôt d’ami à ami.
Pourtant, ce matin-là, avant d’entrer chez le gouverneur, le baron de Roquevaire parut hésiter :
— Dois-je lui avouer ? se demandait-il.
Puis, il haussa les épaules :
— Hélas, comment n’avouerais-je pas ?
Le caissier principal de plus en plus troublé, parvint jusqu’au grand salon qui servait de salon d’attente et demanda à l’huissier :
— Puis-je voir M. Châtel-Gérard ?
— Veuillez vous donner la peine d’entrer, monsieur le caissier. M. le gouverneur est seul.
L’huissier avait poussé les portes rembourrées. Le baron de Roquevaire pénétra dans le somptueux cabinet du gouverneur.
Or, à peine M. de Roquevaire s’était-il introduit dans la grande pièce que M. Châtel-Gérard, qui travaillait à son bureau, levait la tête et le regardait avec stupéfaction.
— Eh bien, mon cher ami, comment va ? Mais vous semblez tout drôle, en vérité. Pas d’ennuis ?
— Un ennui très grave, monsieur le gouverneur.
— Vous m’effrayez. Un ennui personnel ou un ennui de métier ?
— Un ennui de métier, mon cher gouverneur.
— Alors, j’arrangerai cela.