M. Châtel-Gérard souriant, sûr de lui, feignait de plaisanter ; il interrompit son caissier pour lui offrir une cigarette à bout d’or dans un élégant étui.
— Vous fumerez bien ?
Mais, comme le baron de Roquevaire avait refusé, M. Châtel-Gérard poursuivait :
— Vous avez vu le nouvel exploit de Fantômas hier après-midi ?
— Hélas, monsieur le gouverneur, il s’agit bien de cela…
— Ah c’est vrai, j’oubliais. Qu’y a-t-il donc ? Confiez-moi vos peines.
— Monsieur le gouverneur, disait-il enfin, je viens de m’apercevoir, il y a quelques instants, d’une terrible aventure.
— Laquelle ?
— J’ai perdu le clef de la caisse.
— Hein ?
Cette fois, le gouverneur général de la Banque avait pâli, et c’était en se dressant qu’il interrogeait nerveusement son malheureux subordonné :
— Vous avez perdu la clef de la caisse ? Quelle clef ? Quelle caisse ? La caisse de tous les jours, j’espère ?
L’angoisse visible de M. Chàtel-Gérard venait de ce fait, qu’à la Banque de France, les réserves en or qui garantissent l’émission des billets de banque et atteignent des valeurs formidables, sont entourées et protégées par des précautions toutes spéciales. Il y a, à la Banque, la caisse ordinaire, caisse dans laquelle se trouvent enfermées les espèces nécessaires au fonctionnement quotidien de l’établissement de crédit. Il y a aussi ce que l’on appelle la « caisse secrète » qui est installée dans des caves et où se trouvent précisément les lingots d’or qui représentent la valeur des billets de banque émis.
M. Châtel-Gérard revint à la charge :
— Parlez donc, Roquevaire. Quelle clef avez-vous perdue ? La clef de la caisse ordinaire ou des caves ?
— J’ai perdu la clef des caves, monsieur le gouverneur.
— Sapristi, mon cher de Roquevaire, c’est une fâcheuse histoire, une très fâcheuse histoire. Mais enfin, rien n’est perdu, c’est le cas de le dire. Les caisses ne sont pas en danger puisqu’il y a encore deux autres clefs, la mienne et celle de Tissot, mais tout de même, c’est fâcheux…
M. le gouverneur général s’interrompit, se mordit les lèvres, puis questionna encore.
— Vous êtes certain que vous avez perdu cette clef ? Comment cela est-il arrivé ?
— Je ne sais pas, monsieur le gouverneur, je ne saurais pas vous dire. Vous savez que je porte habituellement cette clef à mon trousseau, comme s’il s’agissait d’une clef ordinaire, car j’estime que ne point la cacher est encore le meilleur moyen de dérouter ceux qui pourraient avoir l’idée d’un vol. Or, monsieur le gouverneur, ce matin, je me suis aperçu que l’anneau qui tient mes clefs s’était ouvert et que la clef secrète des caisses avait disparu.
— Où vous en êtes-vous aperçu ?
— Chez moi, monsieur le gouverneur.
— Alors cette clef est tombée chez vous ?
— Je l’ai cherchée partout.
— Vous l’avez peut-être perdue hier soir en revenant de la Banque.
— Peut-être, monsieur le gouverneur.
— Avez-vous pensé à signaler la chose au commissariat ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
— On n’avait rien rapporté ?
— Non, monsieur le gouverneur, mais je pense qu’il était encore trop tôt quand je suis passé. Maintenant, peut-être.
— Si vous alliez voir ?
— Oui, monsieur le gouverneur.
Le baron de Roquevaire, pivota sur les talons et s’apprêtait à sortir du cabinet. Il s’arrêta une seconde pour demander :
— Aura-t-on besoin, monsieur le gouverneur, d’aller aux caves aujourd’hui ?
— Non, pas aujourd’hui, c’est heureux car, sans cela le scandale serait inévitable, mais enfin, demain, après-demain, d’un moment à l’autre… Il faut que cette clef se retrouve.
M. de Roquevaire s’éloignait, fort ennuyé, mais certainement moins contrarié encore que le gouverneur général de la Banque, qui voyait, faisant suite à cet incident, une série d’histoires, de scandales, choses dont il avait particulièrement horreur.
Or, derrière M. de Roquevaire, c’était M. Tissot, censeur de la Banque de France qui s’introduisait auprès du gouverneur général.
— Mon cher ami, disait M. Tissot, en secouant cordialement la main du gouverneur, je viens vous voir de bonne heure, ce matin, pour vous proposer si vous n’aviez rien de mieux à faire, d’aller visiter nos réserves, pour nous assurer de la frappe.
— Mon bon, interrompit le gouverneur, vous tombez aussi mal que possible. Il y a une clef de perdue.
M. Tissot sursauta.
— Une clef de perdue ? Une clef des caves ? Vous avez perdu la vôtre ?
— Non, pas moi, répliqua le gouverneur, c’est Roquevaire.
— Ah bigre !
***
À midi, M. Tissot, ainsi que chaque jour, regagnait pour déjeuner, l’appartement qu’il occupait, rue des Pyramides, et qui était l’appartement le plus paisible et aussi le plus élégant qui fût. Censeur de la Banque de France, c’est-à-dire nanti d’un titre des plus honorifiques, M. Tissot, qui possédait une grosse fortune, qui gagnait encore de beaux appointements et qui n’avait à peu près rien d’autre à faire qu’à dépenser le plus d’argent possible, pouvait représenter aux yeux du plus commun le type parfait de l’homme heureux. Il était marié à une jolie femme charmante, intelligente, il n’avait point d’enfants, aucun souci ne le hantait à part celui, à heures fixes, de faire de bons déjeuners, car il était gourmand.
M. Tissot rentrant chez lui songeait à l’aventure qui venait de mettre le gouverneur de la Banque de France en si grand émoi.
— Roquevaire a perdu sa clef, murmurait Tissot. Mon Dieu, qu’il doit être ennuyé ce pauvre Roquevaire. Aussi bien c’est une histoire peu amusante. Si même cette clef ne se retrouvait pas, je me demande comment on en sortirait. Sans doute Châtel-Gérard et moi nous avons la nôtre, mais il faut la réunion des trois clefs pour ouvrir les portes des caves. Donc, il faudrait changer les serrures en entier. Ah, cela en ferait un potin ! Inévitablement de Roquevaire devrait démissionner et peut-être même Châtel-Gérard.
Tous les matins, une somptueuse automobile venait chercher à la Banque M. Tissot, pour le ramener à son domicile, mais très souvent, M. Tissot renvoyait sa voiture, préférant rentrer à pied et prendre un peu de mouvement.
Il avait fait ce matin-là le trajet à pied et arrivait à midi chez lui.
— Madame est-elle rentrée, Jean ? questionnait Tissot, en tendant au valet de chambre sa pelisse et son haut-de-forme.
— Madame n’est point encore là, monsieur.
— Bien, vous la prierez de passer me voir dans mon cabinet dès qu’elle arrivera.
Tissot suivit une longue galerie, traversa un fumoir, un petit salon et atteignit son cabinet de travail.
— J’ai encore une demi-heure avant de déjeuner, songea le censeur de la Banque, je puis fumer un bon cigare.
Il allait allumer un havane en dépit des ordonnances de son médecin, lorsque soudain, il s’approcha de sa bibliothèque.
— Ce pauvre de Roquevaire, répéta-t-il machinalement, ce qu’il doit être embêté avec sa clef perdue.
Le censeur de la Banque, tout en monologuant, choisissait sur les rayons de sa bibliothèque un gros volume de l’ Histoire de Francede Michelet.
— Il est vrai, faisait-il, parlant encore à haute voix, que c’est une lourde responsabilité que d’avoir la charge de ces clefs. Maintenant, je vais toujours avoir peur.
Et tout en parlant, M. Tissot ouvrait le volume de Michelet qu’il avait choisi dans sa bibliothèque. Dans ce volume, en effet, il avait caché la clef dont il avait la garde, la seconde clef des caves secrètes.
La cachette était, d’ailleurs, merveilleusement truquée au centre même des pages du volume. Dans l’épaisseur de ces pages, à coups de canifs, on avait creusé une encoche profonde de deux centimètres, large de trois et c’était dans cette sorte de niche que M. Tissot déposait en sûreté la précieuse clef.
Lorsque le volume de Michelet était refermé, rien ne pouvait permettre de soupçonner l’existence de la cachette. Lorsque le volume était replacé sur les rayons de la bibliothèque, bien évidemment, nul ne pouvait deviner qu’il renfermait un objet de si précieuse valeur.