Juve secouait avec une grande amitié la main molle et moite que lui abandonnait Tête-de-Lard. Il poussa l’apache dans la direction de la salle à manger d’une petite tape amicale sur l’épaule.

— Venez bouffer, Tête-de-Lard. Venez, mon vieux !

Tête-de-Lard commençait à se rasséréner. La cordialité de Juve était si parfaite, qu’il eût fallu à Tête-de-Lard beaucoup plus d’intelligence qu’il n’en avait réellement pour comprendre que le policier se moquait de lui.

D’ailleurs, Tête-de-Lard était gourmand ; ce gros homme qui avait passé dix ans de sa vie à respirer l’odeur fade et chaude du boudin et de la saucisse, appréciait les bons soupers, les copieux gueuletons qui entretenaient son embonpoint. Or, Juve le conduisait dans sa salle à manger où un pâté croustillant flanqué d’un poulet entouré d’un régiment de bouteilles meublait de la plus agréable façon la table servie. Comment être morose ou inquiet en présence d’un pareil festin ?

— À table, répéta Juve, et d’abord un bon coup pour se creuser l’estomac.

Un vin d’Anjou pétillant moussa dans les verres. Tête-de-Lard fut joyeux en une seconde.

— À table, monsieur Juve.

Et, comme il avait des usages, Tête-de-Lard reprit :

— C’est bien de l’honneur pour moi tout de même et je vous remercie.

Une demi-heure plus tard, Juve et Tête-de-Lard étaient les meilleurs amis du monde.

Tête-de-Lard mangeait avec une surprenante voracité et vidait sans discontinuer le grand verre que Juve emplissait avec une régularité d’horloge. On avait déjà parlé de toutes sortes de sujets, de la qualité des andouilles de Vire, des mérites du camembert bien fait, du vin de Suresnes, de l’aramon que l’on boit aux Halles [9] et même on avait fait une incursion dans le domaine de la politique. Tête-de-Lard s’était écrié, sincère et franc :

— Le gouvernement qui me plaît le mieux à moi, c’est celui qui donne le plus de banquets.

Que voulait donc Juve ?

Pourquoi se montrait-il si affable, si hospitalier à l’égard de Tête-de-Lard ? Pourquoi évitait-il avec un soin extrême d’aborder les événements de la veille ?

— Tête-de-Lard, mon vieux, à votre santé !

— À la vôtre, monsieur Juve !

Et les verres succédaient aux verres, le vin blanc au vin rouge, avec une telle rapidité, que bientôt Juve se mit à chantonner :

— La vie, disait le policier, la vie a vraiment du bon quand on se verse sur la pente du gosier du vin qui a goût de pierre à fusil.

Tête-de-Lard, lui, après être devenu loquace, était subitement passé à un mutisme parfait. Il ne s’occupait plus guère de Juve. Il ne répondait que par grognements, mais en revanche, il buvait comme une éponge.

Et c’était à cet instant psychologique, où l’ivresse commençait à bercer les rêves de Tête-de-Lard, que Juve soudain jeta son verre sur le parquet où il se brisa, tapa un coup de poing formidable sur la table, tout en s’écriant :

— Et puis, en voilà assez ! Tête-de-Lard, tu n’es qu’un cochon !

Tête-de-Lard était naturellement si loin de s’attendre à une pareille exclamation, qu’il s’arrêta net d’enfourner les victuailles dans sa gargantuesque bouche.

— Je suis un cochon, demanda-t-il, et pourquoi ?

— Oui, tu es un cochon, répétait Juve, parce que tu es un faux frère.

— Un faux frère ? bégaya l’apache.

— Parfaitement, et tu t’es foutu de moi depuis hier soir.

Tête-de-Lard d’abord ne répondit rien. Machinalement, cependant, il avait pris sur la table une bouteille de vin et, dans l’excès de son émotion, oubliant de se servir d’un verre, il avait renversé la tête en arrière et il buvait à même le goulot.

— Oui, tu t’es foutu de moi, continuait Juve, tu ne m’avais pas dit que tu étais avec Fantômas dans l’autobus, or, maintenant je le sais !

— Mais nom de Dieu, non, monsieur Juve !

D’une voix empâtée et essayant de se lever péniblement, l’apache tâchait de se défendre :

— Vous ne savez rien, monsieur Juve, dit-il, vous vous trompez.

— Ah je me trompe, vraiment ? Et qu’est-ce qui me prouve que tu n’étais pas avec Fantômas, hein, Tête-de-Lard ?

Devant l’apache, Juve était maintenant debout, croisant les bras, l’air furieux :

— Qu’est-ce qui me prouve que je me trompe ? répéta-t-il.

— Si j’avais été avec Fantômas, si j’étais un des poteaux qui ont fait le coup de l’autobus, bien sûr monsieur Juve, que je ne serais pas venu de moi-même vous rendre visite.

— Mais, bougre d’imbécile, tu ne sais donc pas que lorsque les agents plongeurs t’ont eu réchauffé au poste et qu’ils t’ont remis en liberté, deux agents de la Sûreté, prévenus par moi, t’ont filé ? Ah, mon salaud !

Tête-de-Lard but encore un grand coup de vin. Il était maintenant parfaitement ivre, et pourtant une lucidité particulière s’éveillait dans son esprit. C’était vrai. Il se rappelait que depuis sa sortie du poste, jusqu’à sa venue à la rue Tardieu, il avait été suivi, ou il avait cru être suivi par deux messieurs à la démarche bizarre. Mais alors, il était tombé dans un piège ?

Juve interrompit ses réflexions.

— Et puis, en voilà assez, déclara-t-il, en voilà de trop. Ah, tu étais avec Fantômas comme tu viens de me le dire !

— Mais je n’ai rien dit.

— Si, tu viens de l’avouer.

Tête-de-Lard crut presque ce que disait le policier.

— Tu viens de l’avouer, continuait Juve, et maintenant voilà que tu refuses de me dire où est cette canaille et de te mettre à table. Eh bien, ton compte est bon.

Juve fit mine de boire à la bouteille, la reposa devant Tête-de-Lard qui, d’un geste automatique la saisit à son tour et la vida d’un seul trait.

— Oui, j’en ai assez ! continuait Juve. D’ailleurs, je sais ce qu’il prépare, Fantômas, et son compte est bon à lui aussi. Il sera fait ce soir. Parfaitement, on me l’a donné, Fantômas, c’est tant pis pour toi. Crétin, va ! Tiens, veux-tu savoir ? Eh bien Fantômas, il a organisé le vol d’une clef, cette clef-là que j’ai dans ma poche. Oui, mais j’ai été prévenu. Ah, il peut la chercher, la clef, Fantômas ! Vingt mille andouilles ! Je le jure bien qu’il ne l’aura pas ! Fantômas, tiens, il donnerait je ne sais quoi pour l’avoir cette clef, mais je t’en fiche, c’est moi, Juve, qui la garde et il n’est pas près de me la voler.

Juve versa une nouvelle rasade à Tête-de-Lard puis, comme l’apache prenait son verre à deux mains, car l’ivresse le faisait trembler au point qu’il n’avait plus les gestes assurés, Juve se jeta sur lui :

— Tu m’entends bien, répéta-t-il, je m’en fous, moi, de Fantômas, parce que j’ai la clef et qu’il ne l’aura pas ; quant à toi, dans cinq minutes, tu seras au Dépôt.

Et Juve, tout en parlant, renversait sur le sol le malheureux Tête-de-Lard, lui ligotait les jambes avec sa serviette, lui ficelait les mains avec une tirette de rideau, et le bourrait de coups de pied.

— Tu m’entends, hein Tête-de-Lard, lui dit-il d’un air triomphant, je vais chercher les flics pour te faire coffrer.

Et avec un grand geste de menace, laissant Tête-de-Lard tomber sur le plancher, Juve sortit de la salle à manger, claquant la porte derrière lui.

À peine Juve était-il dans l’antichambre, qu’il appelait d’une voix très calme :

— Jean.

— Monsieur.

Le domestique venait d’accourir.

— Jean, reprenait Juve, vous allez me faire le plaisir de monter illico au sixième, je sors.

— Bien, monsieur, mais…

— Mais quoi, Jean ?

— L’invité de monsieur, est-ce qu’il couche ici ?

Juve partait d’un grand éclat de rire.

— C’est peu probable, disait-il, et en tout cas, cela ne te regarde pas. Allez, grouille, fiche le camp !

Le domestique partit sans mot dire. Jean en avait bien vu d’autres depuis qu’il était au service du policier.

Juve descendait l’escalier, il avisa la concierge qui flânait sur le pas de la porte.

Depuis que Juve était le locataire de la maison, la brave femme avait appris à l’estimer. Elle professait pour lui le plus grand respect.


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