— Madame, déclarait Juve, avec son petit air tranquille et énigmatique, je tiens à vous prévenir qu’il va bientôt passer devant vous un individu de mauvaise mine qui, sans doute à peine dehors, s’enfuira en courant.

— Seigneur Jésus !

— Attendez, madame, laissez-moi achever. Cet individu aura peut-être sous les bras des paquets, peut-être vous semblera-t-il inquiet et anxieux. Vous n’y ferez pas attention s’il vous plaît, vous le laisserez aller. C’est bien entendu ?

Juve cligna de l’œil, la concierge répliqua, croyant comprendre :

— C’est entendu, monsieur. Probablement qu’il s’agit d’un agent de la Sûreté, déguisé ?

— Probablement, répondit Juve.

Et, sans s’expliquer davantage, le policier descendit jusqu’au coin de la rue de Steinkerque, où était établi un mastroquet qui vendait d’excellent cidre. Juve avait acheté des journaux, il s’attabla et commença à lire, souriant, satisfait.

Or, tandis que Juve demeurait ainsi en face d’un pichet de cidre, Tête-de-Lard, resté seul dans l’appartement du policier, se dégrisait petit à petit. L’apache, auquel Juve avait fait boire des vins probablement truqués, recouvrait relativement vite sa présence d’esprit.

Si bête qu’il fût, Tête-de-Lard se rendait compte qu’il était en fâcheuse posture.

— Je suis fait, murmurait Tête-de-Lard, mon compte est bon.

Et il sentait des petits frissons lui courir au long de l’échine à la seule pensée que, d’un instant à l’autre, des agents allaient arriver pour le saisir et l’emmener au Dépôt.

Du temps passait, cependant. Tête-de-Lard se dégrisait de plus en plus et même commençait à s’étonner.

— Mais Juve ne revient pas, nom d’un chien !

Il prêta l’oreille. L’appartement était silencieux, semblait abandonné.

— Si je tombe dans les mains d’un curieux, songeait Tête-de-Lard, je pourrais bien aller faire connaissance avec le rasoir de Deibler.

Une sueur froide, à cette pensée, lui perlait en grosses gouttes aux tempes.

— Je suis fichu, se disait Tête-de-Lard.

Puis, soudain une espérance.

— Ah, si seulement je pouvais me trotter avant le retour de Juve…

Tête-de-Lard se prit alors à tendre violemment ses muscles, à faire effort pour se déligoter. Et c’est à l’improviste qu’il y réussit.

À coup sûr, Juve s’était trop hâté en lui liant les jambes et le nœud fait dans la serviette n’était pas solide. Tête-de-Lard fut libre en quelques instants.

Il avait coupé avec un couteau les tirettes qui lui liaient les mains, il était alors debout dans la salle à manger. Tête-de-Lard respira profondément.

— Jusque-là, ça va bien, murmura-t-il, mais comment sortir d’ici sans me faire pincer ?

Il courait jusqu’à la porte du cabinet de travail et y colla l’oreille.

— Pas de bruit, fit-il, personne n’est là.

Tête-de-Lard revint à la porte qui donnait sur l’antichambre. Pas de bruit encore.

Cette fois, l’espérance s’affirma dans son cœur. Tête-de-Lard revint vers la table, la couardise dont il avait maintes fois donné des preuves disparaissait sous l’empire du danger couru. Tête-de-Lard se saisit d’un grand couteau à découper.

— Si quelqu’un me barre le passage…

Et la façon dont il brandissait le couteau complétait la phrase de l’apache. Mais soudain, en dépit de la gravité de ses aventures, Tête-de-Lard éclata de rire.

— Ah par exemple, s’exclama-t-il.

Sur la table, brillant sur la blancheur de la nappe, Tête-de-Lard venait d’apercevoir un petit objet qu’il se hâta d’enfouir au fond de sa poche.

— Ça, par exemple, répétait Tête-de-Lard, c’est plus fort que tout. Voilà que Juve a oublié la clef que voulait Fantômas.

Il ne fallait pas toutefois s’attarder à réfléchir. Tête-de-Lard le comprenait bien. Sans bruit, avec des précautions extrêmes, il ouvrit la porte de la salle à manger et se glissa dans l’antichambre.

— Personne ?

Tête-de-Lard, longeant l’antichambre, le cœur battant à grands coups, ouvrit la porte de l’escalier, mais à ce moment, il se prit à tressaillir.

— Si je passe avec mes vêtements purée devant la concierge, je suis sûr que je vais être fait.

Tête-de-Lard eut une inspiration de génie. Laissant la porte de l’escalier ouverte, il revint jusqu’à un portemanteau meublant l’antichambre et auquel étaient accrochés des pardessus appartenant à Juve.

Tête-de-Lard en prit un qui était long, le boutonna soigneusement et changea sa casquette plate contre un chapeau melon.

***

La concierge du logis de la rue Tardieu, à 11 heures du soir, n’avait toujours pas vu passer d’individu louche portant des paquets sous le bras.

Juve, encore installé derrière les petits rideaux voilant la devanture de son mastroquet avait, aux environs de dix heures et demie, haussé les épaules et murmuré en avisant un passant :

— Tout de même, il exagère. C’est justement mon chapeau neuf.

***

À une heure du matin, un personnage qui portait un grand pardessus et une coiffure sortie de chez un chapelier, se glissait, plus qu’il n’entrait, dans une maison borgne rue de la Charbonnière, à quelque distance du cabaret du père Korn.

Ce personnage, qui semblait fort souriant, tout joyeux, enchanté de lui-même, monta rapidement l’escalier gluant et sale de l’immeuble, heurta à la porte d’une soupente située sous les toits.

— Qui va là ? demanda une voix grave.

— Tête-de-Lard.

La porte s’ouvrit. Une silhouette tragique, épouvantable se dressa.

C’était la silhouette fameuse entre toutes, la silhouette redoutable et terrifiante d’un homme, grand, mince, vêtu d’un maillot noir qui le moulait des pieds à la tête, dont les mains étaient gantées de noir, dont le visage disparaissait sous les plis d’une cagoule noire.

— Entre, ordonna la voix brève du bandit.

Tête-de-Lard obéit.

— Tu n’es donc pas mort ?

Tête-de-Lard, d’émotion, venait de tomber à genoux :

— Non, je ne suis pas mort et même…

— Que me veux-tu ? demandait le bandit.

— Maître, faisait-il, je sais que tu récompenses tous ceux qui te servent fidèlement. Si je viens te trouver, c’est que je suis en mesure de te rendre un grand service.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, affirma Tête-de-Lard. Je viens de chez Juve.

— Et alors ?

— Et alors, Maître, chez Juve j’ai travaillé pour toi.

— Pour moi ?

— Oui, pour toi !

Et Tête-de-Lard triomphalement fouilla dans sa poche.

— Voici qui te prouvera, dit-il, que je ne suis pas un imbécile, et que je mérite d’être associé à tes projets. Fantômas, tu as volé deux clefs, paraît-il, et tu voulais voler la troisième. Cette troisième clef, la voilà.

Tête-de-Lard tendait la clef dérobée chez Juve. Or, Fantômas regarda cette clef quelques secondes à peine.

— Malédiction, hurla le bandit, c’est la troisième clef de la Banque.

Et pris d’une colère subite, il empoigna Tête-de-Lard, l’étrangla à moitié, lui hurlant des insultes :

— Imbécile, idiot ! Ah tu mériterais…

Certes, Tête-de-Lard ne s’attendait pas à de pareils remerciements.

8 – LES CLEFS RESTITUÉES

M. Châtel-Gérard, le lendemain matin du jour où les deux premières clefs des caves avaient mystérieusement disparu, se promenait solitaire dans son somptueux bureau et paraissait de détestable humeur.

M. Châtel-Gérard venait de jeter rageusement devant lui un pneumatique qui ne comportait que quelques lignes de texte. Il le prenait par moments, le relisait, le froissait nerveusement, puis le dépliant, l’étalant à nouveau, il le rejetait, pour le reprendre encore :

— Que croire, mon Dieu ? que croire ? disait M. Châtel-Gérard. Que penser réellement ? Est-ce Juve, ou n’est-ce pas Juve ?

Monsieur le gouverneur.

J’aurai l’avantage de venir vous rendre visite vers dix heures du matin, j’espère que vous voudrez bien me recevoir.


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