Ce soir-là, la comtesse de Blangy, ou pour mieux dire lady Beltham, était présente. Son teint pâle, son regard inquiet, faisaient un contraste étrange avec l’attitude cupide ou indifférente des autres joueurs qui s’empressaient autour du tapis vert.

Parmi les nouveaux venus, une jeune et jolie femme américaine, Sarah Gordon, faisait l’objet de nombreux commentaires :

— Vous savez mon cher, disait un cercleux au visage fatigué et banal, que c’est une jeune fille qui est venue seule à Paris, uniquement accompagnée d’une vieille miss au visage parcheminé, au nez surmonté de lunettes. Figurez-vous qu’elle prétend, sous la seule protection de ce chaperon, faire connaissance avec toutes les joies de la grande vie parisienne, épuiser les plaisirs de la capitale ?

— Ah ! Et quel est ce jeune homme perpétuellement sur ses talons ?

Miss Gordon, riche, jeune et célibataire, était naturellement le point de mire de la société parisienne, aussi n’avait-on pas été sans remarquer qu’elle était souvent accompagnée par un jeune homme glabre, à la tournure élégante et que l’on savait être un acteur répondant au nom de Dick.

Vraisemblablement, l’artiste était épris de l’Américaine, il suffisait, pour s’en assurer, de le regarder quelques instants. Toutefois, la jolie Sarah Gordon paraissait ne prêter aucune attention à ce soupirant, sans doute de trop médiocre importance à ses yeux.

Dans la foule encore des habitués du tripot, on remarquait Malvertin, le fils du grand carrossier, l’avocat Duteil que sa réputation d’austérité au Palais n’empêchait pas de venir de temps à autre taquiner la dame de pique, puis encore Valaban, gros propriétaire de chevaux de courses, puis aussi le boxeur Smith, robuste et gigantesque individu auquel ses poings et ses biceps assuraient régulièrement une rente de cinq cent mille francs par an.

Cependant la partie avait commencé, et Mario Isolino qui en assumait la direction, affectait désormais un air grave et solennel.

La joie régnait parmi les joueurs, car la tradition établie depuis plusieurs soirs déjà, se poursuivait :

— La banque perd, la banque perd encore, murmurait-on.

Or, tandis que s’épanouissaient les visages des pontes et que les sommes qu’ils avaient risquées étaient sans cesse rendues, considérablement augmentées, soudain, un coup de sifflet retentit.

D’un geste brusque, Mario Isolino s’élança sur la table de jeu, et, recouvrant de son corps souple et agile les monceaux d’or qui s’y trouvaient accumulés, il cria d’une voix angoissée :

— Sauve qui peut ! Voilà la police !

Au même instant, des rumeurs et des éclats de voix se percevaient dans l’escalier qui conduisait à la salle placée au premier étage. Mais, dans l’espace d’une seconde, le croupier avait fait disparaître l’argent étalé sur la table, puis des gens bien stylés, des serviteurs, au courant évidemment de ce qu’il fallait faire dans de semblables circonstances, éteignaient brusquement l’électricité. La salle aussitôt fut plongée dans l’obscurité absolue. D’une voix que trahissait l’angoisse et la terreur, Mario Isolino résolu à bien se tenir jusqu’au bout, déclara nettement :

— Ne bougez pas messieurs et mesdames, vous n’avez rien à craindre, et si d’aventure on se permet d’entrer ici, dans mes appartements, vous n’aurez qu’à faire connaître vos noms et domicile et dire que vous êtes de mes amis. Moi, je confirmerai vos déclarations.

Cependant, les recommandations de Mario Isolino semblaient ne faire qu’une médiocre impression sur le groupe d’inconnus qu’il se disposait à faire passer pour ses amis. Peut-être se trouvait-il, parmi eux, des gens qui ne tenaient pas outre mesure à révéler leur identité, et c’est pourquoi, malgré la recommandation de Mario Isolino invitant les uns et les autres à se tenir tranquilles, on perçut des bruits de course, de pas précipités, de fuites éperdues, voire même le tapage d’une vitre brisée, comme si quelqu’un au risque de se rompre le cou, s’était élancé à travers une fenêtre.

***

Vers onze heures du soir, Juve et M. Sibelle s’étaient rencontrés à la Préfecture de police, puis ils avaient pris un fiacre qui les avait descendus à l’entrée du parc Monceau. Ils avaient alors quitté leur véhicule. Les deux hommes s’acheminaient lentement dans la direction de la rue Fortuny. Au bout de quelques instants, Sibelle interrogea :

— Je suis fort heureux, mon cher Juve, de vous prêter mon appui ce soir, puisque vous estimez en avoir besoin. Mais je me demande à quoi je pourrai vous servir ?

— Vous le verrez bien, répliqua Juve qui ne paraissait guère soucieux de s’ouvrir à M. Sibelle.

Loin de répondre à ses questions il l’interrogeait :

— Vous êtes sûr, monsieur Sibelle, demanda-t-il, du lieu de rendez-vous qu’ont choisi et qu’ont adopté les gens dont je vous ai donné le signalement ?

Le chef de la brigade des jeux hocha la tête :

— Je connais leur repaire, fit-il. Ils y sont installés depuis douze jours, c’est dans ce petit hôtel de la rue Fortuny dont vous apercevez d’ici les toitures pointues. Je ne leur ai pas encore rendu visite, mais, les ayant expulsés d’une maison de la rue Legendre, j’ai eu connaissance, par mes inspecteurs spéciaux, de leur installation rue Fortuny, voici déjà trois ou quatre jours. Nous allons pouvoir opérer une descente et, s’il y a lieu pour vous, de procéder à des arrestations. Je vous prêterai main forte. Quant à moi, je me contenterai de la saisie des jeux et de la vente du mobilier que j’effectuerai dès demain sans difficulté, j’ai déjà l’acheteur.

Juve regarde son collègue avec un certain étonnement :

— Vos façons de procéder m’étonnent un peu, dit-il. Elles ont l’air d’être réglées à l’avance comme une scène de comédie. Avant d’avoir levé le rideau, vous connaissez l’intrigue et même le dénouement.

— C’est parfaitement exact et que voulez-vous y faire ? Les tenanciers des tripots clandestins et leur clientèle connaissent la loi aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux. Lorsque nous avons saisi les espèces et reconnu que les personnes présentes justifient de leur identité, nous sommes obligés de relâcher tout le monde. L’hôtel est toujours loué à la journée, les meubles ne valent rien et, sitôt qu’on en ordonne la mise en vente, je me trouve en présence d’un acquéreur qui rachète le tout à un prix très suffisant. Inutile de vous dire, mon cher Juve, que cet acheteur n’est autre que le tenancier pincé la veille et que nous le retrouverons le lendemain au plus tard, avec le même mobilier, dans un établissement similaire [15].

— Je me rends compte, en effet, qu’il s’agit d’une simple comédie. Le seul intérêt des descentes de police du genre de celles que nous allons faire est de permettre, occasionnellement, la capture de quelque malfaiteur, si parfois il s’en trouve dans la clientèle de ces tripots.

— C’est rare, car, voyez-vous, les joueurs constituent un monde très fermé qui fait sa police lui-même et dans lequel se mêlent rarement des voleurs ou des bandits de droit commun. Je fais exception pour ce qui concerne les grecs [16], les tricheurs de toute espèce contre lesquels nous ne pouvons pas sévir.

Cependant les deux hommes étaient arrivés devant le petit hôtel de la rue Fortuny désigné par M. Sibelle. Tout paraissait y être fort calme. Par les fenêtres closes ne filtrait aucune lumière et il semblait au premier abord que dans cette maison aux allures bourgeoises on devait être profondément endormi.

À l’extrémité de la rue se profilaient quelques silhouettes de passants aux allures innocentes.

M. Sibelle murmura à l’oreille de Juve :

— Ce sont mes hommes qui veillent.

À la porte du petit hôtel, il sonna trois coups puis un quatrième qu’il prolongea. Il observa en souriant :

— Je connais le signal des habitués pour se faire ouvrir.

M. Sibelle ne se trompait pas. Quelques instants après la porte s’entrebâillait. Le visage glabre et méfiant d’un laquais se profila, mais cela ne dura qu’une seconde. L’homme avait entrevu M. Sibelle et, d’un geste brusque repoussé le battant de la porte. Le chef de la brigade des jeux, qui s’attendait évidemment à être reconnu, avait prévenu ce mouvement. Il avait engagé sa canne entre les deux battants. La porte ne pouvait plus se refermer. Cependant que, d’une poussée violente il faisait reculer le laquais et s’élançait à l’intérieur de la maison suivi de Juve, M. Sibelle donnait un coup de sifflet. Aussitôt, accourant vers l’hôtel, une série d’individus jusqu’alors dissimulés dans la rue Fortuny apparaissaient et venaient se mettre aux ordres du chef.


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