Le laquais n’avait pas essayé de résister et désormais immobile à l’entrée du couloir qui précédait l’escalier, il attendait, le visage impassible, sans proférer une parole. Toutefois, lui aussi avait sifflé et en l’entendant faire ce signal, M. Sibelle eut un geste de dépit.

— Nous sommes brûlés, grommela-t-il en se penchant vers Juve.

L’électricité à ce moment s’éteignait mais le chef de la brigade des jeux, suivi de ses hommes, bondit au premier étage.

— Lumière ! ordonna-t-il.

Un agent tirait de sa poche une petite lanterne électrique et M. Sibelle, au moment de pénétrer dans la salle, se contentait de tourner le commutateur pour éclairer à nouveau la pièce.

Juve ne put retenir un cri de stupéfaction.

— Par exemple, fit-il, c’est enfantin ! Pour s’assurer l’obscurité, ces gens se contentent d’éteindre sans couper les fils ?

— Parfaitement, répliqua M. Sibelle. Ils n’ont pas l’astuce de vos clients, monsieur Juve, et comme ils savent qu’ils ne redoutent pas grand-chose, leur seule préoccupation est de ne point faire de dégâts qui pourraient leur nuire auprès du propriétaire. Vous allez voir, poursuivit-il, comme les choses se passent gentiment.

La clientèle, en effet, était restée à peu près au complet dans la salle de jeu et M. Sibelle s’approcha des uns et des autres et, les dévisageant, interrogea au hasard, semblait-il, quelques-unes des personnes présentes, se contentant en réalité de prendre les noms et adresses des seules personnes qu’il ne connaissait pas.

Juve d’ailleurs était bien trop documenté sur les personnalités parisiennes pour ne point connaître, tout au moins de nom, celles qui se trouvaient là. Témoin simplement de ce qui se passait, n’ayant pas à intervenir au point de vue de l’infraction aux lois sur le jeu, il écoutait son collègue qui opérait avec délicatesse et désinvolture.

M. Sibelle avait noté sur son carnet les noms qu’il relevait, accompagnant chaque indication d’un petit commentaire.

Il s’approcha de la demi-mondaine Chonchon qui riait aux éclats :

— Un peu plus de tenue, je vous en prie, recommanda M. Sibelle, puis il ajoutait à mi-voix :

— Si tu continues de la sorte, ma fille, tu finiras sur la paille.

Mais la demi-mondaine sortait triomphalement de son réticule une liasse de billets de banque.

— Pensez-vous ! cria-t-elle étourdiment. On ramasse tout ce qu’on veut comme galette en ce moment.

Sa déclaration s’acheva dans un cri de colère :

— Ah nom d’un chien que je suis bête ! fit-elle.

En souriant, M. Sibelle approuva, mais, au préalable, il avait eu le temps de saisir d’un geste rapide les billets que lui avait imprudemment montrés Chonchon. Il les passait à l’un de ses hommes.

— Comptez et prenez note, ordonna-t-il.

Juve, cependant avait tressailli. Il se précipitait vers l’agent détenteur de la somme et il murmura :

— Encore nos billets ! Les billets de la Banque de France…

Cependant, malgré sa bonhomie, M. Sibelle, rien que par sa présence, faisait naître la gêne et l’angoisse dans l’assistance et ceux qui avaient défilé devant lui s’empressaient de déguerpir. On ne savait jamais, après tout, s’il ne prendrait pas fantaisie au chef de la Brigade des jeux d’envoyer tout le monde coucher au Dépôt, comme cela se faisait de temps en temps.

Mario Isolino, qui connaissait la procédure habituelle et n’avait pas pu dissimuler toute la recette, après avoir retourné ses poches et remis leur contenu au subordonné de M. Sibelle, s’approcha du chef et lui déclarait d’un ton plein d’assurance :

— Maintenant que vous n’avez plus besoin de mes services, monsieur le directeur de la Brigade des jeux, je m’en vais me retirer aussi.

Il s’éloignait déjà, mais Juve bondissait derrière lui, mettait la main sur son épaule.

— Non pas ! cria-t-il. Restez là, vous.

Mario Isolino se retourna, pâlit affreusement en considérant le visage courroucé du policier, mais, résolu à faire contre fortune bon cœur, il reprit avec aplomb :

— Tiens, par exemple ! Monsieur l’inspecteur Juve… ah si je m’attendais à vous revoir ! Quel plaisir de vous rencontrer !

— Tout le plaisir, rectifia Juve, est pour moi et non pour vous, Mario Isolino, car cela pourrait vous coûter cher d’être tombé sous ma patte.

Malgré son imperturbable audace, le visage de l’Italien se contracta.

— Mais je n’ai rien fait de mal, murmura-t-il, cependant que ses yeux inquiets regardaient de tout côté comme pour combiner une fuite quelconque.

Juve avait surpris cette intention.

— Inutile, de vouloir me brûler la politesse, Mario Isolino, déclara-t-il, et puisque vous faites le méchant, on va vous ficeler !

Le policier faisait un signe ; un agent s’approchait, passait le cabriolet [17] aux poignets de l’Italien qui poussait un cri de douleur :

— Ne serrez pas si fort ! hurlait-il. Vous allez me briser les os !

Cet acte d’autorité avait bouleversé les assistants encore fort nombreux dans la salle, et l’on se hâtait désormais de fournir à M. Sibelle tous les renseignements dont il avait besoin afin de pouvoir s’enfuir le plus vite possible. M. Sibelle, indulgent, du reste, laissait partir la plupart des habitués.

Le directeur de la Brigade des jeux, toutefois, paraissait ennuyé. Il se rapprocha de Juve et lui rapportant un entretien qu’il venait d’avoir avec un de ses hommes, déclara :

— Le plus bel échantillon de la bande nous a fait faux bon. C’est un gaillard cousu d’or, paraît-il, et qu’on connaît dans les tripots sous le prestigieux qualificatif de Prince. Il a dû s’en aller avec la forte somme, il n’a pas craint de sauter par cette fenêtre et de gagner par les toits les immeubles voisins. Mais je l’aurai bien un jour ou l’autre.

Juve paraissait ennuyé de cette déclaration :

— C’est très regrettable, fit-il.

Mais le policier ne perdait pas tout espoir et, cependant que M. Sibelle achevait d’opérer ses saisies, Juve se rapprocha de Mario Isolino qu’on maintenait sous bonne garde dans un angle de la pièce.

— Toi, déclara-t-il, en menaçant du doigt l’Italien, tu vas te mettre à table et courageusement il faut me vider ton sac, sans quoi je te fais boucler pendant six mois et reconduire à la frontière ensuite.

L’Italien poussa un gémissement.

— Mon Dieu, Monsieur Juve, que vous êtes cruel ! Je n’ai rien à me reprocher, bien au contraire, et je suis sûr que jamais vous ne voudriez faire de mal à une vieille connaissance comme moi. Souvenez-vous du temps où nous étions à Monaco. Je vous ai rendu bien des services. Je me comptais au nombre de vos amis !

— Voilà qui est flatteur pour moi, déclara Juve.

Toutefois, le policier poursuivit :

— Au nom de cette amitié que tu invoques, il faut me dire, Mario Isolino, ce que tu sais sur ton meilleur client, sur ce prince que tu voles depuis quelques jours et qui se laisse voler. D’où vient-il ? Quel est-il ?

Juve soudain s’arrêta de parler. Un spectacle nouveau retenait son attention et M. Sibelle, jusqu’alors fort calme, venait de tressaillir. La foule qui avait si rapidement déguerpi revenait dans la salle de jeu, presque aussi nombreuse que l’instant précédent. Les gens se bousculaient affolés, ils hurlaient :

— Au feu ! Au feu ! Tout brûle au rez-de-chaussée ! Sauvez-nous, nous sommes perdus !

Il n’y avait pas lieu de douter de cette étrange déclaration. Une âcre odeur de fumée montait du bas de la maison. Une épaisse fumée entrait dans la salle par la porte ouverte sur l’escalier, semblant repousser à l’intérieur de la pièce les joueurs qui n’avaient pas pu s’enfuir.

Le désordre était à son comble et, brusquement, une grande lueur accompagnée d’une faible détonation se produisit, à laquelle succéda l’obscurité complète, irrémédiable cette fois.

— Un court-circuit, grogna Juve. Désormais, ce serait inutile de tourner le commutateur pour rétablir la lumière.


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