L’acteur s’inclina, disparut dans la foule, cependant que le policier demeurait abasourdi.

— Drôle de type, fit-il. Décidément, les gens que l’on trouve à ce bal sont plus extravagants les uns que les autres.

Juve fut arraché à ses réflexions par une légère douleur qui le fit sursauter.

— Aïe ! grommela-t-il. Puis il se retourna :

— Comment, c’est toi qui me martyrise ?

Fandor, en effet, s’était subrepticement rapproché de Juve et lui pinçait le bras.

— Oui c’est moi.

Le journaliste avait perdu tout son entrain, et son visage, à l’expression sévère, signifiait qu’il avait à parler sérieusement avec le policier.

Les deux hommes s’écartèrent de la foule. Fandor interrogea :

— Je suppose bien, Juve, que, malgré vos apparences mondaines, vous êtes venu ici dans un autre but que celui qui consistait simplement à faire tournoyer des jeunes filles dans une épouvantable cohue, à vous faire écraser les orteils par un tas de croquants et à essayer en vain d’approcher un buffet inaccessible ? Si l’homme du monde est présent à cette fête, le policier s’y trouve également plutôt deux fois qu’une ?

— D’accord, où veux-tu en venir ?

— À vous faire dire ceci, Juve : que vous recherchez quelqu’un, une ou plusieurs personnes et que vous espérez, de cette enquête, tirer de précieux renseignements sur les affaires qui nous préoccupent.

— C’est vrai, reconnut Juve, qui ajoutait à voix basse : J’ai retrouvé ici le milieu de la rue Fortuny, de même que rue Fortuny, j’avais découvert des gens devenus suspects à la suite du vol effectué à la Banque de France par Fantômas. De là, je conclus que je finirai bien par prendre, dans un immense coup de filet, tous ceux qui, de près ou de loin, constituent la bande énigmatique et formidable de notre adversaire.

— Je le savais, et d’ailleurs, tandis que vous étiez en train de flirter avec la charmante Américaine qui nous reçoit, j’ai moi-même remarqué ici quelques silhouettes assez intéressantes, quelques personnages inattendus. La comtesse de Blangy est dans nos murs.

— Je le sais, mais ce n’est pas elle qui m’intéresse surtout.

— Parbleu, mieux vaut toujours s’adresser à Dieu lui-même qu’à ses saints.

— Et Dieu, en l’espèce, pourrait bien être le diable, ou tout au moins…

— Tout au moins, lui, n’est-ce pas ?

— Tais-toi, Fandor, je vois que tu penses comme moi. As-tu remarqué quelque chose ? J’ai la persuasion qu’il est ici, et voici deux heures que, sans interruption, j’examine tous les visages, j’épie les gestes de tous les gens qui me paraissent suspects. As-tu un indice ?

— Que feriez-vous, Juve, si tout d’un coup, ailleurs, ou même dans ce salon, vous vous trouviez en présence de notre adversaire ?

— J’ai souvent changé d’avis à ce sujet, mais désormais, ma décision est prise. Irrévocable. Les demi-mesures ne nous ont pas réussi : si Fantômas se dressait en face de moi en ce moment, je l’abattrais comme un chien en lui logeant cinq balles dans la tête.

— Ah, fit Fandor, qui continua : Juve, avez-vous jamais vu Fantômas masqué ?

— Ah çà, Fandor, que signifie cet interrogatoire ? Tu me poses là des questions auxquelles tu pourrais répondre aussi bien que moi.

— Répondez-y, je vous en prie, insista Fandor, et si j’ai l’air de dire des naïvetés, n’en tenez pas compte. Je suis obligé de faire actuellement une déduction compliquée et j’ai besoin de votre appui pour cela. Écoutez-moi bien, Juve, et répondez : définissez-moi Fantômas masqué.

Le policier haussa les épaules :

— Tes questions sont stupides, mais j’y réponds tout de même. Donc, Fandor, Fantômas, indépendamment des nombreux déguisements sous lesquels il se cache, apparaît fréquemment à ses victimes, ou à nous-mêmes, soit le visage dissimulé derrière un loup noir, à la manière des dominos de carnaval, soit la tête enveloppée dans une sorte de cagoule, aussi sombre que la nuit, comme en portent les pénitents des couvents d’Italie.

— Je vais vous poser encore une question, Juve : Avez-vous une idée quelconque sur la façon dont Fantômas se fixe cette fameuse cagoule autour de la tête ?

De plus en plus surpris, le policier regardait son ami, pour tâcher de comprendre où il voulait en venir. Mais Fandor gardait un visage impassible.

— Je n’en sais rien. Peut-être fixe-t-il cette cagoule autour de sa tête avec un lacet, avec un élastique ?

— Avec un élastique avez-vous dit ? Ah tant mieux. Encore une question, Juve : Avez-vous été enfant, autrefois ?

— Fandor, tu as certainement bu trop de champagne.

— Je vous jure, Juve, que mon gosier est aussi sec que l’amadou de votre briquet. Je me répète : avez-vous été enfant ?

— J’ai été enfant. Il y a longtemps…

— Vous avez, comme tous les gosses, porté de grands chapeaux dont on assurait la stabilité sur votre tête au moyen d’un élastique qui vous passait sous le menton.

— C’est vrai.

— Et, lorsqu’on vous ôtait votre chapeau, si l’élastique s’en allait avec, il restait néanmoins sur votre peau les traces de ce lien, c’est-à-dire une sorte de petit filet rouge, imperceptible, durant peu de temps, mais visible tout de même.

— Oui. Alors ?

— Alors, j’aime à croire qu’un homme qui a l’habitude de porter une cagoule serrée autour de son cou par un élastique, peut avoir à l’occasion, comme les enfants, ce petit filet rouge esquissé sur la peau. Dès lors, Juve, cherchez autour de vous, et regardez.

Le journaliste n’en dit pas plus. Une apparition blonde venait rompre son entretien avec le policier. C’était Sarah Gordon qui, s’adressant à Fandor que Juve lui présentait, demandait au journaliste :

— Monsieur, ayez donc l’obligeance de m’offrir votre bras, pour traverser ce salon. C’est très amusant, je suis chez moi, c’est-à-dire que tous ces gens sont mes invités et cependant je connais très peu de monde. Je ne puis cependant m’approcher du premier venu et lui dire de me servir de cavalier. Vous êtes un des rares qui m’aient été présentés.

Juve perplexe, se demandait cependant :

— Que signifie l’attitude de cette femme ? Véritablement, elle arrive toujours au moment où il ne le faut pas. À moins que ce ne soit précisément, au contraire, le moment où il le faut. À son point de vue.

Mais, soudain, Juve tourna les talons et parcourut la galerie. Il sentait son cœur battre : un homme à la grande silhouette, aux yeux sombres qui s’ouvraient dans un visage de vieillard tout encadré de barbe blanche, venait de passer auprès de lui et Juve avait été frappé de stupeur. N’avait-il pas remarqué sur la nuque de cet homme une sorte de petite ligne rouge, semblable à la trace de l’élastique dont Fandor venait de l’entretenir quelques instants auparavant ?

Cependant, le journaliste avait, avec Sarah, une conversation vive et animée. L’Américaine, réellement naïve, ou feignant de l’être, allait d’étonnement en étonnement :

— C’est drôle, fit-elle, en regardant complaisamment Fandor des pieds à la tête. Vous êtes habillé comme tout le monde et pourtant vous êtes journaliste ?

— On ne nous a pas encore imposé d’uniforme, mademoiselle, comme les capitaines de dragons, ou les garçons de banque.

— Oh, fit Sarah, ce n’est pas cela que je voulais dire ! Mais j’imaginais que les gens qui exercent votre profession avaient toujours une allure un peu spéciale.

— Je vois ce que c’est, fit Fandor, vous les supposiez sales et loqueteux, fumeurs de grandes pipes, et porteurs de chapeaux mous, enfoncés sur des têtes hirsutes ?

— À vous parler franchement, telle était, en effet, mon opinion.

— Nous avons changé tout cela, mademoiselle, depuis longtemps.

Mais il s’arrêta net. Une détonation venait de retentir, Fandor pâlit et lâcha Sarah Gordon interdite au milieu du salon. Le journaliste se précipita. La foule se massait vers le fond de la galerie dans laquelle Fandor avait quitté Juve quelques instants auparavant :


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: