— Je savais bien, grommela le journaliste, que cette soirée ne finirait pas sans quelque mauvaise histoire.
Pendant près de vingt minutes, ce fut un désordre inexprimable dans les somptueux salons du Gigantic Hôtel.Les danseurs s’étaient arrêtés, des groupes se formaient dans lesquels on discutait avec animation, sans savoir exactement ce qui s’était passé toutefois. Des maîtres d’hôtel, des inspecteurs du Gigantics’efforçaient toutefois de calmer les gens. Et à ceux qui suggéraient qu’il venait d’y avoir un drame, un crime peut-être, que l’on avait tiré un coup de revolver, ils répondaient avec aplomb :
— C’est une erreur, messieurs, il ne s’est rien passé ! Un meuble est tombé, il a fait du bruit, voilà tout.
On déclarait aussi qu’il s’agissait là d’un court-circuit dans les cuisines, de l’explosion d’un tuyau de gaz sur le trottoir, hors de l’immeuble.
***
Fandor enfin retrouva Juve.
Le policier sortait des bureaux de l’administration. Il était très pâle :
— Eh bien ? interrogea Fandor.
— Eh bien, fit Juve, tu avais raison, la petite ligne rouge. À peine tu m’avais quitté qu’un homme aux allures de vieillard a passé à côté de moi, et il était marqué comme tu l’avais dit, marqué à la nuque.
— Qu’avez-vous fait ?
— Je l’ai suivi dans la galerie. Je me suis rapproché de lui. J’allais lui mettre la main au collet. Il s’est retourné à ce moment-là.
— Et puis ?
— C’est là, continua Juve, où je ne comprends plus. Une détonation a retenti. Instinctivement, j’ai baissé la tête. L’homme à la ligne rouge, Fantômas, car ce ne peut être que Fantômas, a baissé la tête lui aussi. Et si une balle a sifflé à mon oreille, une balle également a sifflé à la sienne.
— Vous voulez dire que vous avez tiré tous les deux ?
— Non. Nous n’avons tiré ni l’un ni l’autre.
Le policier lui expliqua alors comment, dans la bagarre survenue immédiatement après le coup de feu, il avait été séparé du mystérieux vieillard. Il ne l’avait pas revu. Sa fuite était-elle due au hasard ou à la protection de complices ?
Fandor n’écoutait plus.
— Vous n’avez en somme tiré ni l’un ni l’autre et un coup de feu a retenti ?
— Oui. Qui visait-on ?
— Qui ?
13 – VOLEUSE À LA TIRE
Boulevard Malesherbes, la foule des passant s’était arrêtée quelques instants, en face du magasin de nouveautés Paris-Galeries, pour regarder avec cette curiosité béate qui est la caractéristique de la badauderie parisienne, une voiture automobile en panne sur le bord du trottoir.
Puis, comme l’accident paraissait devoir s’éterniser et que le spectacle ne se modifiait pas, les passants, peu à peu, s’en étaient allés indifférents, peu soucieux de savoir ce qu’il allait advenir des malheureux immobilisés ainsi sur la voie publique par les mystères de la carburation ou les défaillances de l’allumage.
Au bout de quelques instants, un homme surgit de dessous la voiture automobile. Il avait trempé la moitié de son corps dans le ruisseau, de telle sorte que ses vêtements lui moulaient le bras et la jambe d’un côté seulement. De l’autre, ses habits étaient maculés de cambouis. Il avait de la graisse et du noir sur le visage, sur le col, dans les cheveux. D’une voix caverneuse, il appela désespéré, cependant qu’il se dressait à demi de dessous la voiture :
— Nalorgne, passez-moi la clef anglaise !
C’était Pérouzin, dont la voiture, une fois encore, se trouvait en panne et qui s’efforçait de la réparer. Il répéta d’une voix chargée d’angoisse :
— La clef anglaise ! Nalorgne, voulez-vous me la passer ? Elle doit être dans le coffre arrière, ou sur le coussin de devant.
S’exprimant ainsi, Pérouzin jetait des regards désespérés en direction de Paris-Galeriesà son inséparable ami qui demeurait planté sur le trottoir, à quelques pas de lui, debout le long d’un arbre, et immobile comme s’il avait été frappé de paralysie soudaine.
— La clef anglaise, répéta Pérouzin, d’un ton larmoyant.
— Non, dit Nalorgne.
Puis, il reprit sa position immobile, semblant étudier fixement quelque chose. Pérouzin, d’abord interdit par, cette brève réplique, insista de nouveau :
— Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ne voulez-vous pas me passer la clef anglaise ? J’en ai pourtant besoin, c’est le tuyau du carburateur qui s’est desserré, ça fuit comme un panier, nous perdons toute notre essence. Je vous en prie, la clef anglaise !
Encore une fois, Nalorgne répondit :
— Non.
Pérouzin allait protester, puis il réfléchit qu’une altercation ne servirait à rien, sinon à le ridiculiser, lui et son collègue. L’ancien notaire était de bonne composition et peu partisan des discussions.
— Si Nalorgne me refuse la clef anglaise, pensa-t-il, c’est qu’il doit avoir ses raisons pour cela. Peut-être a-t-il peur de se salir les mains ?
Et, brave homme, Pérouzin se tira, non sans peine, de dessous l’automobile. Il allait monter sur le marchepied de la voiture pour fouiller sous les coussins et en retirer l’outil qui lui était nécessaire, lorsque Nalorgne lui fit un signe, cependant qu’il murmurait imperceptiblement :
— Laissez donc cela tranquille, venez et regardez…
Pérouzin obtempéra : il suivit des yeux le doigt de Nalorgne qui lui désignait quelque chose, quelqu’un plutôt, dans la foule amassée devant les étalages de Paris-Galeries.
— Voyez-vous, poursuivit mystérieusement Nalorgne, cette toute petite personne brune, aux cheveux ébouriffés, qui a l’air de s’intéresser vivement à l’étalage des corsets soldés à quatre francs soixante-quinze ?
Pérouzin ouvrit des yeux arrondis de surprise :
— Je la vois, en effet. C’est bien la toute petite femme, celle qui a plutôt l’air d’une gamine, d’une fillette ?
— C’est cela même.
— Ce n’était pas la peine de me déranger. J’ai énormément à faire sous la voiture, si c’est tout ce que vous aviez à me dire… Je suis étonné qu’un inspecteur de la Sûreté comme vous, qui, en outre, est un ancien prêtre, tombe ainsi en arrêt devant la première petite bonne femme venue et croit nécessaire de déranger ses collègues de leur travail.
— Vous serez toujours plus bête que nature, Pérouzin, fit-il, et je me demande comment j’ai pu autrefois m’associer avec vous pour monter un bureau d’affaires.
— Qui n’a pas réussi, d’ailleurs…
— Regardez-la ! Sacrée gamine, va ! Voyez-vous ce qu’elle va faire ?
— Je devine, elle va faire un coup, un mauvais coup. Sans doute chiper quelque chose à l’étalage ?
L’ex-notaire suivit curieusement des yeux la gamine qui, après avoir examiné sans grande attention les corsets, passait au rayon de fleurs et plumes, semblant s’intéresser vivement aux déclarations enthousiastes que faisait le vendeur préposé à l’écoulement de cet article. Mais, cependant qu’elle regardait ainsi, ses mains, qu’elle dissimulait sous une sorte de pèlerine, allaient et venaient autour d’elle, ses doigts écartés frôlaient sans cesse les gens qui se trouvaient à proximité. La gamine aux cheveux ébouriffés semblait se préoccuper particulièrement de suivre de très près une dame fort élégante qui s’intéressait, elle, aux objets exposés.
— Attention, ça va y être dans un instant. Voyez plutôt !
La gamine s’était rapprochée de plus près encore de la grande dame. Celle-ci portait suspendu à la saignée du coude, un réticule qui battait le long de sa jupe. Il était à peu près à quarante centimètres au-dessus du sol.
La petite femme, soudain, profitant d’une légère bousculade, laissa tomber son mouchoir sur le trottoir, et avec un geste fort naturel, se pencha pour le ramasser, mais en même temps, plus rapide que l’éclair, elle avait ouvert le réticule de sa voisine, elle y plongeait une main, petite main adroite, qu’elle retirait aussitôt ; puis, de l’air de la plus parfaite innocence, elle s’écarta, fit quelques pas dans la direction opposée.