Pérouzin n’avait rien vu, mais lorsque Nalorgne lui eut dit : « Eh bien, vous avez compris ? », il se contenta de répondre :

— J’ai compris, en effet. Cette petite personne a ramassé un objet par terre, mais il n’y a pas délit. C’est son mouchoir qui lui appartenait.

— Et dire, grommela-t-il, que c’est à des gens comme ça que l’on confie la surveillance de Paris ! Mon cher Pérouzin, nous allons faire une capture sensationnelle, entendez-vous ? Et pour réussir complètement, nous ne sommes pas trop de deux. Écoutez, obéissez-moi : vous allez aborder cette grande dame élégante qui s’en va. Vous allez lui dire ceci : « Madame, votre porte-monnaie vient de vous êtes dérobé, mais la police tient la voleuse, veuillez m’accompagner au poste de la rue d’Anjou, et votre argent vous sera rendu. » Moi, de mon côté, je vais arrêter la petite femme qui s’est emparée de ce porte-monnaie et je serai au bureau de police lorsque vous y arriverez avec la victime. Allez, dépêchez-vous !

— Et l’automobile ?

— Elle ne s’en ira pas, soyez tranquille, nous avons assez de peine à la faire marcher et vous vous y connaissez, du moins on le prétend. Songez donc, jamais personne d’autre ne pourra la faire démarrer. Et si, par hasard, d’ailleurs, cela arrivait, ce serait une bénédiction, car nous en serions débarrassés.

Ce dernier souhait que formulait Nalorgne était perdu pour Pérouzin qui s’élançait sur les traces de la grande dame élégante, fort inquiet à l’idée qu’il allait falloir l’aborder et que peut-être celle-ci aurait un médiocre plaisir à entrer en conversation avec un homme aussi sale que l’était Pérouzin qui venait de passer une demi-heure sous la voiture. Nalorgne, cependant, emboîtait le pas à la petite femme aux cheveux ébouriffés. Et, tout en la suivant, cependant qu’elle se dirigeait d’un pas assuré vers la Madeleine, il se répéta les instructions que lui avait données jadis son chef suprême, M. Havard :

— Le bon agent de la Sûreté ne doit pas faire de scandale lorsqu’il procède à une arrestation. Les choses doivent passer inaperçues.

Et Nalorgne, estimant qu’il fallait suivre à la lettre ces instructions, n’aborda point la petite femme avant qu’elle ne se fût éloignée de Paris-Galeries.

Le cœur battait un peu à Nalorgne, car c’était la première fois, depuis qu’il était inspecteur de la Sûreté, qu’il allait enfin réussir une arrestation. Oh, il était bien trop malin, pensait-il, pour révéler tout de suite sa qualité. Dès lors, pressant le pas, retroussant sa moustache et s’efforçant d’avoir l’air d’un séducteur, il dépassa la petite femme et, l’ayant heurtée à l’épaule pour qu’elle le regardât, il lui décocha un coup d’œil si peu équivoque, si caractéristique, que les plus éhontées professionnelles du trottoir ne l’auraient pas renié.

La petite femme le regarda, et, bien qu’elle fût fort troublée, faillit éclater de rire. Nalorgne, cependant, engageait la conversation :

— Dites donc, mademoiselle…

— Ah, non, très peu ! Quelle caricature !

Nalorgne avait entendu. Ça, par exemple, c’était raide. Et instantanément, il lui revint à l’esprit qu’il était inspecteur de la Sûreté, qu’il incarnait la Puissance, et que laisser quelqu’un se moquer de lui, c’était permettre que l’on bafouât l’autorité. Dès lors, changeant brusquement d’attitude, il laissa lourdement sa main s’abattre sur l’épaule de la gamine, et d’une voix de stentor lui déclara :

— Au nom de la loi je vous arrête !

L’effet ne manqua pas de se produire. La gamine poussa un cri terrible, essaya de s’arracher à Narlogne, mais celui-ci la maintenait de ses doigts crispés sur son épaule. La petite femme se jeta par terre, roulant sur le trottoir, entraînant dans sa chute le grand inspecteur de la Sûreté. Un attroupement considérable se produisit et aussitôt, les commentaires de la foule se manifestèrent, peu flatteurs à l’égard de cet homme qui brutalisait cette malheureuse :

— Il en a du culot le frère ! Quelle brute ! Si c’est permis de maltraiter ainsi une gosse !

— Attends un peu, propre à rien ! On va t’apprendre à tomber sur les gens ! Canaille, va !

Peu s’en fallut que Nalorgne ne s’en tirât avec force blessures et horions. Mais, heureusement, deux agents en uniforme étaient survenus. Nalorgne se fit connaître, et les sergents de ville, écartant la populace, finirent par rétablir l’ordre, par restituer la petite femme au policier. Puis, l’un traînant l’autre, suivis des gardiens de la paix et d’une foule considérable, ils s’acheminèrent vers le bureau de police de la rue d’Anjou.

Si Nalorgne, à ce moment, avait réfléchi aux instructions de M. Havard, il aurait dû s’avouer, en bonne conscience, qu’il ne les avait pas strictement observées. Cette arrestation d’une toute petite femme par un policier robuste avait ameuté tout le quartier.

La prisonnière, au commissariat, fut transférée dans le local réservé aux personnes arrêtées sur la voie publique. Quelques instants après, Nalorgne qui ne la quittait pas, fut invité à passer avec elle dans le cabinet du commissaire. Il y trouva Pérouzin et la grande dame élégante qui, toute pâle, achevait de déclarer au commissaire qu’en effet, son porte-monnaie venait bien de lui être dérobé. Pérouzin se rapprocha de Nalorgne :

— Vous savez, fit-il d’un air important que cela a été très difficile de la décider à venir jusqu’ici. Elle m’a pris pour un gigolo, elle croyait que je voulais lui offrir quelque chose et tout d’abord, elle m’a saqué [19].

— C’est comme moi avec la petite, fit Nalorgne, mais j’ai eu du flair et j’ai réussi à l’arrêter tout de même.

Pérouzin considéra Nalorgne avec admiration, puis il se regarda lui-même avec complaisance et, constatant que les deux personnes qu’il avait fallu amener au commissariat y étaient, il déclara d’un air convaincu :

— Nous sommes décidément des types épatants !

Le commissaire, brièvement, notait les déclarations de la grande dame. Lorsqu’il eut terminé, il lui tendit la plume :

— Veuillez, madame, fit-il, inscrire au-dessous de ces lignes, votre nom et votre adresse.

— Est-ce bien nécessaire ?

— Indispensable, madame, étant donné la plainte que vous formulez.

La personne volée parut hésiter un instant, mais elle se décida cependant à faire connaître son identité et, cependant qu’elle signait au-dessous du texte rédigé par le commissaire, elle murmura :

— Je suis la comtesse de Blangy, 214, avenue Niel… Vous n’avez plus besoin de moi, monsieur ?

— Un instant, fit le commissaire qui, se tournant vers Nalorgne, demanda : c’est la voleuse ?

— Oui, monsieur le commissaire, déclara l’ancien prêtre en poussant devant lui la gamine qui chancelait d’émotion.

— L’a-t-on fouillée ? demanda le magistrat.

La gamine protesta en pleurant :

— Il m’a bousculée m’sieu… Y m’a frappée comme une brute, mais il n’a rien trouvé sur moi. Cependant, je regrette ce que j’ai fait.

D’un geste brusque la gamine fouilla son corsage et en tira le porte-monnaie qu’elle avait audacieusement dérobé quelques instants auparavant.

— Voilà votre galette, fit-elle en s’adressant à sa victime. Comptez voir. Il n’y manque rien.

La comtesse de Blangy eut un regard apitoyé pour la voleuse :

— Pauvre petite, murmura-t-elle. Les mauvais exemples sans doute…

Mais elle avait hâte de s’en aller. Le magistrat toutefois ne lui rendait pas son argent :

— Il est indispensable, fit-il, que je garde provisoirement votre bourse à titre de pièce à conviction. Toutefois, madame, vous pouvez vous retirer. Vous serez certainement convoquée par le juge d’instruction.

Une demi-heure plus tard le magistrat avait terminé l’interrogatoire de la gamine. Elle avait dit s’appeler Rose Coutureau, exercer la profession d’artiste au Théâtre Ornanoet vivre avec son père qui remplissait les fonctions d’habilleur et de gardien d’accessoires à ce même établissement. Cette révélation avait déterminé d’ailleurs une explosion de larmes :


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