Contrairement aux règlements de la police, elle fit le trottoir après une heure du matin et, avec la plus tranquille audace, même avec une attitude de défi et de provocation, elle racola les passants attardés, injuriant ceux qui ne s’arrêtaient pas pour lui répondre.

Sous les arcades de métro, la pierreuse faisait un tel tapage que des agents finirent par s’approcher, pour voir ce dont il s’agissait.

Ils trouvèrent la grande Berthe étendue à plat ventre sur un banc, comptant ses gros sous, en poussant de rauques grognements :

Elle entendit le pas lourd des gardiens de la paix et ne se dérangea point. Elle se contenta de les fixer d’un œil narquois et lorsqu’ils passèrent à proximité d’elle, elle grommela :

— Tiens v’là les vaches !

— Brigadier, fit le plus jeune des agents, un débutant, qui tressaillait sous l’insulte, avez-vous entendu ?

Le brigadier, un homme d’âge, répliqua, paternel :

— Assurément que j’ai-z-entendu, mais mieux vaut-z-avoir l’air de ne pas entendre, ce n’est pas la peine de faire des histoires.

Cependant, la grande Berthe insistait avec un goût déplorable, une persistance de mauvais aloi :

— Allez-vous cavaler, les vaches ? grogna-t-elle. Non, mais c’est-y pas malheureux de voir des feignants comme ces gars-là !

Elle avait hurlé ces injures, et le jeune agent blêmissait de colère. Le brigadier, sous peine de voix s’évanouir son prestige auprès du débutant, ne put faire autrement que d’apostropher sévèrement la pierreuse :

— D’abord, dit-il, levez-vous et obtempérez aux ordres de l’autorité, que je vous dis de rentrer dans votre domicile, sans causer du scandale sur la voie publique.

— Du scandale, nom de Dieu ! Quoi encore ? C’est-y que je fais du mal, c’est bien mon droit de roupiller sur un banc. Une supposition que j’aurais pas de carrée, faut pourtant bien que je pieute quelque part ?

La grande Berthe proférait ces choses d’une voix éraillée, d’une langue que l’ivresse semblait avoir rendue pâteuse. Et de son œil gouailleur, elle narguait encore les agents.

Le plus jeune la secoua à l’épaule :

— Allons, debout, ordonna-t-il, et fiche le camp si tu ne veux pas qu’on t’emmène au poste.

— Eh bien, nom de Dieu, jura la pierreuse, je vous en défie bien de me mener au poste. Quoi c’est-y que j’ai fait ? A-t-on jamais vu des salauds pareils ? Feignants. Vaches que vous êtes !

C’en était trop. Le brigadier fit signe à son collègue et les deux agents, prenant chacun la fille par un bras, l’emmenèrent au commissariat voisin.

Dans le bureau de police, ils firent rapidement leur rapport. Le brigadier, de sa grosse écriture, nota sur le papier :

« Scandale sur la voie publique, rébellion aux agents. »

Puis, il demanda à la pierreuse :

— Ton nom ?

— La grande Berthe.

— Tes papiers ? Ta carte [24] ?

— J’en ai pas. Perdus dans le canal voilà trois jours.

Le brigadier-chef, qui dirigeait le poste, s’était rapproché des agents qui venaient de procéder à l’arrestation.

— Ça va bien, déclara-t-il, ça suffit, puisqu’elle ne veut pas donner son identité, on va l’envoyer au Dépôt.

Chose curieuse : à ces derniers mots, la grande Berthe parut très satisfaite d’apprendre le sort qui lui était réservé.

***

Toutes les femmes arrêtées et transférées des commissariats à la Préfecture en « panier à salade », sont groupées dans ce grand sous-sol du Dépôt.

La foule humaine qui y grouille est bizarre, interlope et cosmopolite. On y trouve une majorité considérable de loqueteuses et de mendiantes. Puis, aussi, des femmes aux toilettes criardes et luxueuses, de vieilles dames aux apparences correctes, arrêtées pour vols dans les magasins. On voit également des étrangères, des pierreuses, des romanichelles.

Tout ce monde-là bavarde à voix basse, chuchote, des groupes se forment, des amitiés se créent, des haines surgissent, c’est l’image de la vie qui se reflète dans ce « parc » où l’on a « bouclé » tout ce troupeau humain.

C’est aussi un va-et-vient perpétuel nuit et jour, car le Dépôt, c’est la permanence, le local toujours ouvert pour recevoir les épaves rejetées par la rue.

Cette nuit-là, le Dépôt était plus encombré encore qu’à l’ordinaire, car il venait d’y avoir deux jours de fête, pendant lesquels les juges d’instruction avaient pris congé.

Ainsi donc, les femmes, qui, par malheur pour elles, avaient été arrêtées le samedi, au lieu d’être interrogées le lendemain, conformément à la loi, et dirigées ensuite sur les prisons si elles n’étaient remises en liberté, devaient séjourner dans ce local odieux en attendant le mardi matin.

La malheureuse Rose Coutureau, arrêtée pour vol, était là depuis deux jours. Et la gamine, abasourdie, atterrée à l’idée de ce qui allait lui arriver, était demeurée dans son coin, prostrée, indifférente à tout ce qui se passait. En fait, d’ailleurs, depuis deux jours, il ne se passait rien, ou peu de chose.

De temps à autre apparaissaient des gardiens, qui poussaient dans la salle, une ou plusieurs prisonnières. Celles-ci avaient des attitudes diverses. Certaines étaient cyniques, d’autres terrifiées, quelques-unes, larmoyantes, on en trouvait qui hurlaient leur colère, qui pleuraient en protestant de leur innocence, et au bout de quelques instants, tout cela s’apaisait, chacune s’installait de son mieux.

À midi et à sept heures, des femmes, des prisonnières, condamnées à de légères peines qu’elles subissaient au Dépôt, aidaient les gardiens à apporter la nourriture aux détenues provisoires.

Rose Coutureau avait à peine pu toucher à l’effroyable ratatouille qui lui avait été servie, et c’était exténuée de fatigue et d’inanition qu’elle avait vécu dans la salle du Dépôt sa journée du lundi après sa journée du dimanche.

Le mardi matin de bonne heure, une animation nouvelle s’était créée dans la vaste salle où étaient parquées les femmes. Des gardiens étaient venus, une liste à la main, et ils appelaient des noms, tandis que des réponses s’entrechoquaient :

— Présente, me v’là !

— J’m’amène !

— Par ici.

— Quoi c’est que vous me voulez ?

Rose Coutureau n’avait pas tardé à comprendre que le moment approchait où elle allait comparaître devant le magistrat qui l’interrogerait sur son vol. Ces appels avaient en effet pour but de rassembler les femmes que l’on envoyait aux juges d’instruction.

Il était neuf heures, et un premier groupe avait déjà quitté le Dépôt, pour monter au cabinet des magistrats ; avant toutefois d’emmener ces femmes, le gardien annonça :

— Dans une heure, j’en emmènerai d’autres. En voici la liste : tenez-vous prêtes.

Soudain, Rose Coutureau tressaillit. On venait de prononcer son nom, et elle allait répondre comme elle l’avait entendu faire aux autres, lorsque soudain, une voix rogomme et gouailleuse déclara :

— Rose Coutureau, présente, c’est moi !

Instinctivement, la fille de l’habilleur tourna la tête dans la direction de la personne qui venait d’émettre cette affirmation. Elle vit une grande femme brune, aux traits fatigués, aux lèvres peintes et aux yeux cerclés de noir. Une pierreuse à n’en pas douter. Rose Coutureau n’osait pas protester.

— Après tout, pensa-t-elle, peut-être que nous sommes deux…

Et, timide, la jeune fille n’osait pas prendre la parole, interrompre le gardien et lui signaler le fait. Elle n’en aurait, d’ailleurs, pas eu le temps. Fendant les rangs pressés de la foule, la femme qui s’était donnée pour Rose Coutureau s’approcha soudain de la jeune fille :

— Viens, fit-elle en la prenant par le bras, j’ai à te causer.

Stupéfaite, Rose se laissa entraîner dans un angle de la salle.

— Dis donc, commença la grande pierreuse en prenant familièrement la fille de l’habilleur par la taille, j’ai dû t’épater lorsque j’ai répondu : Présente, à ta place.

— Vous me connaissez donc ? interrogea la jeune fille.


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