— Probable, fit son interlocutrice en haussant les épaules, mais c’est pas de ça dont y s’agit. Faut que je t’explique et ça urge, rapport à ce que nous allons être obligées de nous séparer dans un instant. Voilà donc de quoi il retourne : moi, je m’appelle la Grande Berthe, j’ai été bouclée ici pour rébellion aux agents, des bêtises sans importance, quoi. J’en ai pour vingt-quatre heures de boîte et comme j’ai déjà tiré douze heures de préventive, ce soir, à six heures, après les flagrants délits, on me relâchera. Toi, y paraît que c’est pas le même truc, t’es ici pour vol, et tu vas trinquer. L’instruction d’abord, une affaire de huit jours, quoi, puis, huit jours encore avant de passer au tourniquet [25]. La condamnation ensuite, enfin, ma fille, t’en as pour une paye avant de sortir de tôle. Or, paraît qu’il faut que tu te débines dès ce soir.

Rose Coutureau écoutait sans comprendre ce déluge de paroles. Elle était abasourdie par ce préambule, elle le fut bien plus encore, lorsque la grande Berthe lui eut exposé ses dernières intentions :

— Voilà ce qu’on va faire, poursuivit la pierreuse : quand tout à l’heure les gardiens viendront chercher Rose Coutureau, c’est moi qui partirai à ta place. Naturellement, lorsqu’on demandera la grande Berthe, tu répondras que c’est toi, et tu reconnaîtras devant le juge, que tu as bien traité les agents de vaches. Tu ajouteras que tu étais ivre, que tu regrettes.

« Comme ça, tu comprends, insistait la pierreuse, tu seras libre ce soir, tu peux y compter, je connais le tarif. Pendant ce temps-là, moi, je trinquerai à ta place. Inutile de me raconter comment tu as fait ton coup, ton homme m’a mis au courant. »

Cette fois, Rose Coutureau comprit, et son cœur se gonfla d’une immense gratitude à l’égard de cette excellente femme qui consentait bénévolement à prendre sa place, à se faire condamner, alors qu’elle n’avait rien fait, à subir enfin la peine qu’elle méritait, elle, Rose Coutureau.

Qui donc avait pu avoir l’idée de cette substitution ? La fille de l’habilleur n’osait croire que c’était son amant, si bourru cependant, que c’était Beaumôme qui avait imaginé cette merveilleuse combinaison.

D’autre part, pour quelle raison la pierreuse agissait-elle ainsi ? Rose Coutureau était naïve, mais pas au point de croire qu’une inconnue avait consenti à se substituer à elle pour le simple plaisir de lui rendre service.

Mais la grande Berthe répondit à la question implicite que se posait la jeune fille.

— T’as pas besoin d’avoir de scrupules, dit-elle. Si je fais la combine, c’est parce que le truc me va. Tu as de la veine d’avoir un amant qui est plein aux as, il m’a gavée de pèze, et au fond, moi, tu sais, plutôt que de trimer sur la rade par tous les temps, et de ne rien ramasser que des rebuffades, j’aime encore mieux passer quelques semaines en tôle, à me la couler douce, bien nourrie, bien logée. Qu’est-ce que tu veux, moi j’ai pas de chance. Pour faire le truc, faut être gentille ! Ça allait bien il y a dix ans, mais maintenant que je suis moche, autant changer de métier.

Une voix, soudain, surmonta le murmure confus de la grande salle du Dépôt. Un gardien criait, appelait des femmes :

— Alice Binet ! Jeanne Dubourg ! Rose Coutureau !

— Présente ! répondit la grande Berthe d’une voix forte.

En hâte, elle prenait congé de la jeune fille.

— Ça y est, fit-elle, ça commence, à bientôt. On se reverra. Tu remercieras ton homme, qui a été généreux pour moi.

Elle ajouta :

— Paraît qu’il y a une plainte déposée contre toi. Si tu pouvais obtenir que la gonzesse que t’as volée veuille bien la retirer, ou tout au moins ne vienne pas à l’audience et qu’elle écrive au président, ça vaudrait mieux. Adieu.

La pierreuse partit, puis revint encore sur ses pas :

— N’oublie pas de répondre quand on appellera la grande Berthe. Et quand tu seras dans le tourniquet, fais l’imbécile, reconnais que tu t’es rébellionnée contre les agents, mais ajoute que t’étais soûle et que tu regrettes.

***

Les choses se passèrent comme l’avait dit la mystérieuse pierreuse, et Rose Coutureau, sans comprendre exactement pourquoi cette substitution avait lieu, sans deviner surtout quel pouvait bien être l’homme assez généreux, assez intelligent pour s’occuper d’elle ainsi, avait néanmoins accepté la situation.

Après le départ de la grande Berthe, qu’on emmenait à l’instruction sous le nom de Rose Coutureau, la fille de l’habilleur était restée encore quelque temps au Dépôt, puis on avait appelé vers midi « la grande Berthe ». Et elle s’était présentée.

La jeune fille alors, toujours sous le nom de Berthe, avait été conduite à l’audience des flagrants délits. Heureusement pour elle, les agents qui, la veille au soir, avaient arrêté la pierreuse n’étaient pas cités comme témoins, l’inculpée ayant déclaré dans son interrogatoire au commissariat de police, reconnaître les faits qui lui étaient reprochés. Comme dans un rêve, Rose Coutureau s’entendit gourmander, traiter de fille perdue, qualifier de femme apache, puis, un vieux monsieur assisté de deux autres plus jeunes, vêtus de noir, de derrière un grand bureau, l’admonesta paternellement :

— Il ne faut plus vous enivrer, ma petite, ni être ainsi en rébellion. Voyons, vous êtes jeune et gentille, tâchez d’être raisonnable !

Les deux gardes municipaux qui avaient amené Rose la reconduisirent au Dépôt.

La jeune fille, qui n’avait rien compris à ce qui s’était passé, se retrouva dans la grande salle obscure et froide, dont le personnel se renouvelait sans cesse.

Et peu à peu, au fur et à mesure que les heures passaient, Rose Coutureau s’inquiétait. Qu’allait-il advenir d’elle ? Elle avait peur que la supercherie ne fût découverte et que la substitution ne créât d’ennuyeuses complications. Une voix forte, vers six heures du soir, appela pourtant :

— La grande Berthe !

Ce fut le seul nom prononcé. Rose Coutureau sentit que son cœur s’arrêtait de battre. On appelait seulement la grande Berthe. Qu’est-ce que cela signifiait ?

D une voix défaillante, elle répondit :

— Présente.

Le gardien la regarda sous le nez.

— C’est toi, la grande Berthe ? fit-il.

— Oui, balbutia Rose Coutureau.

— Eh bien, poursuivait l’homme, ton heure est arrivée.

Il consulta une feuille de papier :

— Oui, c’est bien cela, grogna-t-il, vingt-quatre heures de prison, ça y est, elles sont tirées, t’es libre, ma fille, passe au greffe donner une signature et débine-toi ensuite.

— Silence, vous autres ! grogna le gardien, car le murmure des bavardages dans la salle du Dépôt commençait à s’accroître de façon intempestive.

15 – « LE 7 DE CE MOIS »

— Qu’est-ce que je vais prendre, non mais qu’est-ce que je vais prendre ?

Rose Coutureau qui venait de passer trois jours de cauchemar dans les locaux de la Conciergerie, qui avait été condamnée à un jour de prison aux lieu et place de la grande Berthe, et qui s’était fait reprocher son ivrognerie par un vieux magistrat, ignorant son identité, était, au sortir du Dépôt, instinctivement rentrée chez elle.

Au préalable, toutefois, Rose Coutureau, avant de revenir rue Ramey chez son père, était allée au domicile de son amant, l’apache Beaumôme. Elle voulait le remercier de ce qu’il avait fait pour elle, car la jeune fille naturellement croyait que c’était à lui qu’elle devait sa miraculeuse évasion.

Beaumôme, toutefois, n’était pas chez lui. Rose Coutureau se dit :

— Évidemment, je suis bête. Il est déjà neuf heures du soir, Beaumôme doit être à son travail.

En effet, le travail actuel de Beaumôme consistait dans la manœuvre du rideau au Théâtre Ornano, et la fille de l’habilleur eut un instant l’idée de retourner au théâtre, dont elle faisait d’ailleurs partie, mais elle eut peur de s’y rendre, craignant les représailles et les reproches de ses camarades. N’était-elle pas une voleuse, et n’allait-elle pas être indignement chassée du nombre des artistes appartenant à la troupe ?


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