Debout contre le comptoir, le Bedeau trinquait avec Mort-Subite. Tous deux faisaient grand tapage, jouant à tour de rôle des consommations qu’ils engloutissaient à la minute, à une sorte de zanzibar, en s’efforçant de tricher.
Plus loin, groupés autour d’une table, Tête-de-Lard, Beaumôme, la grande Berthe, remise en liberté, en raison du retrait de la plainte de la comtesse de Blangy, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz écoutaient l’inénarrable Bouzille qui faisait des projets d’entreprise :
— Moi, déclarait Bouzille, j’vas m’établir fromager. Vendre du fromage, ça doit être un bon truc. D’abord, on n’a pas besoin de faire de la publicité, la marchandise sent tellement fort qu’à dix kilomètres à la ronde le client est prévenu qu’il est dans les parages.
— Vrai Dieu ! s’écria Œil-de-Bœuf, qui paraissait entre deux vins et buvait avec conviction les plus forts mélanges du père Korn. Vrai Dieu, il exagère, le patron !
— Quel patron ? demandait Bec-de-Gaz.
— Fantômas.
Naturellement, au nom de sang, au nom du Tortionnaire, au nom du Glorieux – car pour tous les apaches, Fantômas passait pour une véritable Gloire –, l’intérêt se manifestait sur tous les visages :
— Fantômas, criait-on, t’en as des nouvelles, Œil-de-Bœuf ? Ouss’ce qu’il est ?
Et, de fait, tous les bougres réunis là pouvaient se demander ce qu’était devenu le bandit.
Depuis l’affaire de l’autobus, depuis l’affaire de la Banque, sauf aux Buttes-Chaumont, nul dans la pègre ne l’avait revu.
Tête-de-Lard était le dernier qui lui avait parlé, et naturellement, chacun songeait qu’un jour ou l’autre, Fantômas reviendrait se mettre à la tête de la bande.
— Ce qu’il médite, continuait pourtant Œil-de-Bœuf, vous ne le savez pas, les copains ?
— Non, quoi ?
— Paraît qu’il va zigouiller sa gonzesse !
Mais à ces mots, la stupéfaction se peignit sur tous les visages. Certes, personne, parmi tous ces apaches ne connaissait exactement la vie de Fantômas, ce qu’il voulait, ce qu’il faisait, ce qu’il était en réalité. Pourtant, les uns et les autres soupçonnaient à peu près, s’ils ne le savaient point véritablement, que Fantômas avait une maîtresse qui s’appelait lady Beltham, qui était une femme de la haute et qui l’aimait tendrement. Les journaux, à maintes reprises, avaient parlé de cette énigmatique personne. Interrogé sur ce point, Fantômas avait dédaigné de répondre, mais cependant avait laissé entendre qu’il était vrai qu’il avait une maîtresse et qu’il l’aimait. Et voilà que c’était cette femme, cette « gonzesse-là » qu’il se préparait à tuer. Ah ! Œil-de-Bœuf en avait de bonnes ! La société réunie dans le bouge s’étonnait.
À ne jamais connaître exactement la maîtresse de Fantômas, tous s’étaient habitués à la diviniser un peu, à la considérer comme une créature extraordinaire.
Et Fantômas voulait la tuer ?
Ah non, cela ne prenait pas.
— C’est rigolo tout de même, disait Bec-de-Gaz, ce qu’Œil-de-Bœuf a l’imagination puissante ! Voilà maintenant qu’il jaspine que Fantômas veut crever sa poule. Non mais des fois ! Ouss’qu’il a été pêcher ça ?
Et Mort-Subite ajouta :
— Parbleu, si on voulait être renseigné, faudrait voir à trouver Bébé. Lui la connaît, lady Beltham. Il pourrait bien nous dire si y sait qu’il y a eu du grabuge dans le ménage.
Bébé, jadis, en effet, avait rencontré lady Beltham lorsqu’il l’avait conduite, batelier improvisé, au Phare de l’Adour [28]. Bébé pour cela même, jouissait d’une certaine réputation auprès de ses compagnons. Mais Bébé n’était pas là.
Et puis, Œil-de-Bœuf insista :
— Eh bien les potes, déclarait l’apache, c’est pourtant tout juste exactement comme je vous le dis. C’est le bruit qui court partout. Cet après-midi, on me l’a dit aux Halles, et il paraît que ça se répétait aussi à Montrouge. Fantômas en a assez de la dame, et il lui a proprement écrit qu’il allait la zigouiller.
— Quand ? demanda Bec-de-Gaz.
— Cette nuit ! Même que Juve avec tous les flics de la Tour Pointue [29] sont autour de la gironde [30], histoire de lui faire un rempart. Tu parles que si Fantômas veut descendre sa gerce, ça va le gêner le moins du monde.
Et Œil-de-Bœuf qui était décidément lancé, tapait à tour de bras sur la table :
— Holà, père Korn, une tournée générale ! C’est moi qui raque, et v’là les sous. On boit à la santé de Fantômas qui redevient garçon. Paraît que c’est son goût, à c’t’homme, d’être un peu veuf.
Il y eut des grands rires. Puis quelqu’un sursauta :
— Tiens, qui c’est qui vient de refermer la porte ?
Du même geste, tous tournèrent la tête. Un homme inconnu, à figure de pauvre hère, qui paraissait sommeiller à l’entrée du mastroquet, était parti.
Les autres, un instant, demeuraient stupéfaits, inquiets de cette disparition furtive. Le père Korn, lui se précipitait.
— Ah nom de Dieu ! hurlait le cabaretier. Et il n’a pas raqué, ce salaud-là !
Mais, arrivé à la table où l’homme avait pris place, le père Korn s’immobilisa.
— Eh ben, mes cochons, radinez voir…
Les apaches se bousculèrent. Sur la table il y avait un louis de vingt francs. À côté, il y avait, gravé, à la pointe du canif sur le vernis du bois, une inscription :
« Fantômas vous prie tous de vous taire, il n’aime pas les bavards ».
La grande Berthe avait épelé cette phrase d’une voix tremblante.
— C’était lui, bon Dieu ! hurla-t-elle.
Et le Bedeau lui-même confirmait la supposition :
— Sûr que c’était lui !
Puis Œil-de-Bœuf avait un claquement de langue :
— M’est avis que si Fantômas est parti, s’il court les rues à c’t’heure-ci, cette nuit précisément, eh bien, la lady Beltham elle n’a qu’à se tenir sa peau à deux mains et à préparer du fil pour la recoudre au besoin. Le Fantômas pourrait bien s’être barré pour aller la crever…
***
Sorti du cabaret du père Korn, Fantômas avait suivi la rue de la Charbonnière et gagné les boulevards extérieurs en grande hâte.
Il n’avait pas perdu un mot de ce qu’avaient dit les apaches et, entré au cabaret tout souriant, ne paraissant nullement préoccupé, il en sortit le front soucieux, se mordant les lèvres, l’air hagard.
Fantômas était-il tout simplement furieux de voir que l’on savait dans la pègre la mystérieuse affaire de la menace de mort adressée à lady Beltham ?
Était-il, au contraire, bouleversé en apprenant que tout le monde croyait que c’était lui qui menaçait sa maîtresse ?
Fantômas, ayant marché jusqu’à la place Clichy, puis ayant baissé le col de son veston, arrangé savamment sa casquette pour se donner l’air plus présentable, il héla un taxi-auto.
L’infernal bandit possédait vraiment l’art subtil de se grimer en moins de rien. Il lui suffisait de changer quelques détails à son costume, d’affecter une nouvelle démarche, pour devenir méconnaissable. Dans le cabaret du père Korn, Fantômas avait eu l’air d’un pauvre bougre, d’un apache. Place Clichy, il apparaissait plutôt comme un honnête ouvrier attardé.
— Conduisez-moi à la gare de Courcelles ! ordonna-t-il au chauffeur.
Arrivé place Pereire, il paya le prix du voyage, et prit l’avenue de Niel.
Fantômas était de plus en plus soucieux. Il serrait les dents. Par moments, ses poings se crispaient. Une colère sourde évidemment l’envahissait petit à petit. Soudain, son front se rasséréna :
— Ah, fit-il, Juve n’est pas trop bête.
À quelque distance, Fantômas venait d’apercevoir une voiture automobile rangée le long du trottoir, autour de laquelle deux hommes s’affairaient, dans l’intention apparente de regonfler les pneumatiques. Fantômas avait immédiatement reconnu Nalorgne et Pérouzin.
— Évidemment, murmurait le bandit, si Juve a placé là ces deux fantoches, c’est dans l’intention de me faire comprendre que la place est surveillée. Ou je me trompe fort, ou lady Beltham doit être gardée, et strictement gardée par les plus fins limiers de la Préfecture. Je jurerais que son appartement est bondé d’inspecteurs. Juve est là je pense.