M. Havard s’interrompit encore. Il se tourna vers son secrétaire qui l’avait approché, surmontant sa timidité, et le touchant au bras, il demanda :

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous ?

Le jeune homme enfin tendit la carte qu’il tenait à la main.

— Je n’ai pas le temps de recevoir ! cria M. Havard.

Cependant, ses yeux s’étaient arrêtés sur le bristol et il lut à haute voix :

M. Bercelier

Directeur technique de la Compagnie générale des Omnibus

— Qu’il entre, s’écria le chef de la Sûreté. Ah ! par exemple, il vient à point !

Deux secondes après, M. Bercelier pénétrait dans le cabinet du haut fonctionnaire. Celui-ci courut à lui :

— Eh bien, fit-il, en voilà une histoire ! Si vous croyez que c’est amusant pour nous. Mais aussi je ne comprends pas la Compagnie. Vos employés ne sont donc pas capables de garder leur voiture ? Les engins de cette espèce, des mastodontes de cette sorte ne se volent pourtant pas comme un mouchoir de poche ?

— Sans doute, répliqua M. Bercelier, mais l’aventure est tellement extraordinaire, et la témérité des voleurs si grande, que nous ne pouvions guère nous attendre…

— Vous vous rendez compte, poursuivit M. Havard, de la responsabilité qu’encourt la Compagnie ?

— Les agents de police de la place Clichy, survenus au moment de l’accident, ont manqué de présence d’esprit. Ils auraient dû songer qu’on allait peut-être voler la Banque, et organiser une surveillance immédiate. Je sais bien qu’ils n’étaient pas nombreux. Mais la Compagnie des Omnibus ne saurait être rendue responsable de l’insuffisance des gardiens de la paix.

M. Havard leva les bras au ciel à ces derniers mots :

— Ni moi non plus ! cria-t-il. Les agents de police ne me regardent pas. C’est l’affaire du préfet et si vous comptez engager la discussion sur ce terrain, c’est à lui qu’il faudra vous adresser.

M. Bercelier, un homme très calme, très froid et dont l’attitude pondérée faisait un curieux contraste avec celle du chef de la Sûreté, véritablement hors de lui-même ce jour-là, coupa court à la discussion d’un geste de la main.

— Monsieur le chef de la Sûreté, dit-il, j’ai quelque chose de plus grave à vous communiquer.

— De quoi s’agit-il ?

M. Bercelier reprit :

— Voilà, un autre autobus a été volé.

— Il ne manquait plus que cela ! Comment est-il cet autobus ? Quel est son numéro ?

— La voiture n’a pas de numéro. En outre, elle est difficile à reconnaître. C’est ce que nous appelons une « voiture haut-le-pied ». Et qui a pour mission d’aller se substituer aux véhicules en panne, tantôt sur une ligne, tantôt sur une autre. Je viens d’apprendre au dépôt qu’elle n’est pas rentrée à midi comme d’ordinaire. Or, il est neuf heures du soir et nous ne savons toujours pas ce qu’elle est devenue.

— Voyons, monsieur Bercelier, pourriez-vous me décrire cette voiture ? A-t-elle une forme particulière ? Une couleur spéciale ?

— Hélas, monsieur le chef de la Sûreté, répondit le directeur technique, tout ce que je puis dire, c’est qu’il s’agit d’un véhicule du type D. A., sans impériale, à trente et une places. La caisse est peinte en vert.

— En vert ! s’écria Havard, haussant les épaules. Naturellement, comme toutes les autres. Je ne comprends pas que vous ayez adopté cette couleur uniforme. Le public n’y comprend rien. Enfin, nous ne sommes pas là pour critiquer, mais pour agir.

Bercelier s’inclina :

— Je vous remercie par avance, déclara-t-il, de ce que vous ferez dans l’intérêt général comme dans l’intérêt de la Compagnie. De notre côté, monsieur le chef de la Sûreté, nous vous communiquerons d’urgence tous les renseignements qu’il nous sera possible de recueillir.

Le directeur technique de la C. G. O. était à peine parti que M. Havard se tournait vers les inspecteurs demeurés immobiles au fond de son bureau.

— Vous avez entendu ? Vous vous rendez compte de la difficulté de l’affaire ? Mais je sais que cela n’est pas pour vous rebuter. Voyons Michel et vous Léon, il va s’agir de prendre en main cette histoire.

M. Havard s’interrompit :

— C’est insupportable, le tapage que fait cette automobile dans la cour ! s’écria-t-il. On ne s’entend pas. Allons ailleurs ! Passons dans le cabinet du sous-chef, nous y serons débarrassés de ce vacarme, ce qui est nécessaire pour établir notre ligne de conduite.

***

Dans la cour, cependant, ignorant les perturbations qu’ils causaient parmi le haut personnel de la Préfecture, Nalorgne et Pérouzin, consciencieusement enfoncés sous le capot de leur voiture, s’entretenaient des mystères de la carburation.

Les deux inspecteurs de la Sûreté ne paraissaient pas très bien d’accord sur les causes de l’arrêt de leur véhicule, qui, s’il faisait grand tapage lorsqu’on mettait le moteur en route, ne parvenait pas à démarrer. D’un air solennel et convaincu, Nalorgne affirmait :

— C’est sûrement la faute du carburateur. Il admet trop d’air, c’est ce qui empêche le moteur de donner sa force.

Mais Pérouzin secouait la tête négativement et affirmait avec aplomb :

— Ça n’a aucun rapport, et si la voiture n’avance pas, c’est que peut-être il y a quelque chose de déboulonné dans le différentiel.

Après un instant de repos, les deux hommes, qui étaient couverts de poussière et de cambouis, disparurent à nouveau sous le mécanisme. Nalorgne appela Pérouzin :

— Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua celui-ci.

— Je me demande, fit Pérouzin, si ça n’est pas un tour de la magnéto ?

Nalorgne en profitait pour sortir de dessous la voiture où il se trouvait fort mal, et s’asseyant sur le marchepied, cependant qu’il s’épongeait la figure avec un chiffon gras, il répondit d’un air entendu :

— Ah, la magnéto… Mais ce serait très grave.

Les deux hommes cessèrent un instant de travailler et se regardèrent dans les yeux, puis, brusquement, éclatèrent de rire. Ils s’étaient compris.

— Ma foi, murmura Pérouzin, nous pouvons bien l’avouer entre nous, nous n’y connaissons pas grand-chose.

— Vous pourriez dire rien du tout, Pérouzin. Mais, je ne me décourage pas, nous finirons bien par connaître le métier.

— Nous en avons fait bien d’autres. Quand je pense que j’étais notaire autrefois !

— Et moi ecclésiastique, fit Nalorgne.

— Nous sommes ensuite devenus inspecteurs des jeux au Casino de Monte-Carlo [8].

— Puis, continua Nalorgne, nous avons monté un bureau d’affaires rue Saint-Marc à Paris.

— Un bureau qui ne marchait pas, dit Pérouzin comme un écho.

— Enfin, nous sommes entrés à la Sûreté avec, pour mission, d’aider Juve à arrêter Fantômas.

— Lequel Fantômas, conclut Nalorgne, s’est trouvé par le hasard des circonstances, sinon le meilleur de nos amis, du moins le plus redoutable de nos maîtres.

— C’est vrai, reconnut Pérouzin. Nous avons risqué gros à ce moment, et si Juve avait voulu nous faire du tort, rien ne lui était plus facile.

Les deux hommes se taisaient encore et réfléchissaient aux choses qu’ils venaient d’évoquer. Elles étaient exactes, quoique surprenantes : Nalorgne et Pérouzin, après avoir exercé les professions les plus diverses, étaient entrés, en effet, dans les services de la Sûreté générale à une époque où le terrible bandit Fantômas les avait utilisés comme indicateurs et même complices de ses entreprises. Certes, il n’aurait tenu alors qu’à Juve de les faire arrêter. Il les avait épargnés. Pourquoi ? On le saurait peut-être quelque jour.

Quant à Nalorgne et Pérouzin, peu préoccupés de l’avenir, ils se contentaient de la tranquillité présente et depuis quelque temps, se sentaient gonflés de joie, parce que, sur leur demande et l’assurance qu’ils avaient donnée qu’ils connaissaient fort bien l’automobile, on leur avait confié la première des voitures achetées par la Sûreté générale pour le service des inspecteurs.


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