Nalorgne et Pérouzin regardaient le véhicule avec sympathie et tendresse.
— Ce qu’elle est jolie tout de même, murmurèrent-ils. Dommage qu’elle ne veuille pas marcher.
La nouvelle voiture de la Préfecture était une sorte de phaéton, type de course, et munie à l’avant d’un capot très élevé, tout en métal, de nature à fort bien protéger les passagers de la voiture contre les agressions possibles ou les coups de feu.
— Dommage qu’elle ne veuille pas marcher, répéta Nalorgne.
Cependant Pérouzin, plus entêté que lui, était allé tourner la manivelle. Le moteur pétarada de nouveau et l’ancien notaire, avec une agilité surprenante de la part d’un homme de sa corpulence, courut au volant, remua les leviers et pour la vingt-cinquième fois depuis le commencement de la journée, tenta d’embrayer.
Oh, surprise ! La voiture démarra !
— Attendez-moi, s’écria Nalorgne, qui se précipita sur le marchepied.
— Enfin, s’écriaient les deux hommes, enfin elle marche !
Mais soudain devant eux se dressait la silhouette de leur collègue, l’inspecteur Martin. Il agitait les bras en faisant de grands gestes :
— Arrêtez, cria-t-il, le patron vous demande. Il vous attend tout de suite dans son cabinet. M. Havard a des ordres à vous donner.
Pérouzin bloqua instantanément les freins de sa voiture et cala son moteur ; le véhicule s’arrêta net.
— Décidément, grommela Nalorgne, nous avons la guigne. Pour une fois que nous parvenons à faire marcher l’automobile, il faut qu’on nous empêche de sortir avec.
3 – CARNAGE DANS PARIS
Il était à peu près cinq heures du soir et les rues étaient encombrées par un grand nombre de véhicules, cependant que les trottoirs, noirs de monde, présentaient l’animation propre aux voies parisiennes.
Se faufilant à travers les voitures, piloté de main de maître, trouvant sa route au milieu des pires encombrements, un autobus avançait, une voiture de réserve évidemment, car elle ne portait aucune étiquette et ne prenaient point de voyageurs. À l’intérieur du véhicule se trouvaient cinq ou six ouvriers qui fumaient et lisaient le journal. Sur le siège, deux conducteurs devisaient.
La place du Châtelet franchie à vive allure, à la hauteur du pont au Change, l’autobus tourna sur la gauche, prit le quai de Gesvres.
— Nous sommes à l’heure, patron ?
— Je suis toujours exact et tu devrais le savoir.
— C’est que j’imagine que l’on ne nous attendrait pas.
Le conducteur de la voiture sourit, haussa les épaules :
— Je reconnais que c’est probable.
Engagé sur le quai, l’autobus avait accéléré l’allure. En quelques instants il atteignit la place de l’Hôtel-de-Ville qu’il traversa, puis continuant à suivre la Seine, il se dirigea vers le pont Louis-Philippe.
Là, soudain, le lourd véhicule ralentit.
— Attention, annonça l’homme qui tenait le volant, nous allons nous arrêter dans ces parages. Le pavé ici est mauvais à souhait.
— Mais, patron, êtes-vous sûr qu’en un pareil endroit vous pourrez bloquer la rue ?
— Imbécile !
Les freins venaient de crier, le lourd véhicule s’immobilisa, se rangea contre le trottoir. En un instant, le conducteur avait sauté sur le sol et, ouvrant l’une des tôles entourant le moteur, il y enfouissait sa tête et demandait à son compagnon :
— Les hommes sont-ils là ?
Celui-ci semblait inspecter le quai avec une vive attention.
— Je ne vois personne, patron.
— Imbécile !
De l’intérieur du véhicule, cependant, les autres mécaniciens étaient descendus sans se presser. Ils se groupaient maintenant à l’avant de la voiture :
— Tout va-t-il bien, patron ?
— Tout va bien, mes amis.
Le pilote était toujours penché à l’intérieur du capot, mais sans doute à travers les interstices des tôles, il avait pu examiner la rue.
— Prêtez-moi la main, commandait-il. À l’intérieur de la voiture il y a des barres de fer qu’il faut décharger.
Sous sa conduite, tous remontèrent dans le véhicule. Or, ces mécaniciens avaient à peine repris place dans l’autobus, à peine quitté le trottoir, que leur attitude brusquement changea. Ils avaient eu jusqu’alors les gestes de braves gens peu inquiets d’une panne survenant à l’improviste. Ils semblèrent soudain pris d’une rage d’activité.
— Attention ! recommanda le pilote, d’une voix nette et brève, une voix de commandement qui semblait imposer à tous ses compagnons. Chacun a bien compris mes instructions, n’est-ce pas ?
Les autres baissaient la tête, faisaient oui du geste, mais ne soufflaient mot. Le conducteur reprit, en s’adressant simultanément à chacun des hommes :
— Toi… tu t’arrangeras pour demeurer pendant toute l’affaire debout à l’avant de l’autobus, prêt à tourner la manivelle.
— Bien, patron.
— Quant à vous deux, vous prendrez garde à bien apporter les barres de fer.
— Bien, patron.
Se tournant vers un quatrième individu, le pilote ajoutait :
— Tu demeureras ici pour tourner le moulinet.
— C’est compris.
Ces ordres donnés, le chef, car véritablement l’homme qui pilotait ces mécaniciens semblait leur commander en chef, se hâta d’ajouter :
— Pressons-nous, les enfants, nous avons six minutes tout juste avant l’arrivée.
Tandis que l’autobus s’immobilisait ainsi, au long du trottoir, un agent qui stationnait à quelque distance, juste au point de la rue des Barres, remarquait le lourd véhicule et s’en approchait à pas lents.
— Dites donc, mes amis, commença le digne gardien de l’ordre, en interpellant les mécaniciens, vous ne pourriez pas vous ranger un peu, vous allez gêner la circulation.
Les mécaniciens semblaient se concerter du regard, c’était le conducteur qui répondit :
— Faites excuse, monsieur l’agent, on n’en a pas pour longtemps, mais en ce moment nous ne pourrions pas bouger de deux centimètres, c’est une petite panne, mais nous allons en sortir.
L’agent grommelait quelque chose qui était une approbation, puis ajouta, bonasse :
— Si c’est pas malheureux tout de même que les bandits de la place Clichy n’aient pas eu de panne, eux. Ah, c’est pas à des gars comme cela que ça arrive d’être arrêtés en chemin !
— Sûr, dirent les mécaniciens.
Les bras croisés sur la pèlerine, l’agent s’éloignait.
— Bedeau, appelait cependant le conducteur de l’autobus, s’adressant à un des mécaniciens et tendant le doigt vers l’agent, tu tacheras de le coucher, il nous a tous vus de trop près.
— C’est entendu, patron.
Bedeau, avait dit le pilote ? Nom sinistre et célèbre dans le monde des apaches.
Il n’y avait, en effet, aucun doute à avoir sur la personnalité de tous ces mécaniciens et de leur chef. Ceux qui se groupaient ainsi soi-disant pour faire cesser une panne, étaient bien les membres de la bande du Maître de l’Effroi, du Roi du Crime, de Fantômas. Non content d’avoir volé déjà un autobus pour piller le Comptoir National, place Clichy, Fantômas, dont l’audace ne connaissait pas de bornes, ce jour-là, pilotant un nouveau véhicule en plein Paris, conduisait sa bande vers de mystérieuses et tragiques besognes.
Tous, cependant, paraissaient fort occupés à la réparation d’un essieu. Fantômas demanda :
— Vous êtes prêts ?
— Tout ce qu’il y a de plus prêts, patron.
Mais, en même temps, Mort-Subite déclarait :
— J’ai les foies, je me demande si l’on ne va pas se faire poisser.
Il y eut de sourds murmures et de rudes protestations.
— Dis donc le môme, va-t-en donc voir à la cuisine, si par hasard nous y sommes.
C’était un des faux mécaniciens qui interpellait ainsi un petit pâtissier arrêté sur le bord du trottoir, son panier en équilibre sur la tête et semblant surveiller avec grand intérêt le travail des hommes qui s’empressaient autour de la voiture.
Le petit pâtissier s’éloigna, mais fut immédiatement remplacé par une sorte de vagabond dont la tenue bizarre était digne de remarque. L’homme portait un haut de forme dont les bords avaient été déchirés, ce qui le réduisait à avoir l’aspect d’une sorte de boîte tronquée. Il avait sur les épaules un grand pardessus vert taché, usé, déchiré. L’un de ses pieds était chaussé d’une espadrille et l’autre d’un soulier verni. Au demeurant, cet homme à l’aspect de mendiant, fumait l’air béat une énorme pipe en terre qu’il soutenait précieusement de ses deux mains avec une peur évidente de la casser.